L'image est terrifiante. D'un côté de la frontière syro-turque, des
combats d'une violence inouïe entre les djihadistes de l'organisation
État islamique (EI) et les combattants des Unités de protection du
peuple kurde (YPG). De l'autre, des chars de l'armée turque observant,
immobiles, l'EI planter, au fur et à mesure de ses succès fulgurants,
ses drapeaux noirs en haut des collines de Kobané (Aïn el-Arab en arabe).
Pourtant, si la troisième ville kurde de Syrie tombait entre les mains
de l'EI, les djihadistes ne se trouveraient plus qu'à quelques
kilomètres de la Turquie, s'assurant le contrôle d'une longue bande
continue de territoire à la frontière.
Si les peshmergas, ces combattants kurdes rattachés à la région autonome
du Kurdistan irakien, sont armés par la coalition internationale, les
combattants de l'YPG, branche armée du Parti de l'union démocratique
(PYD), demeurent totalement livrés à eux-mêmes face aux djihadistes
surarmés, et les rares frappes américaines dans la région ne parviennent
pas à freiner l'avancée de l'EI.
"Le PYD n'est autre que la branche syrienne du Parti des travailleurs
du Kurdistan (PKK), organisation turque considérée comme terroriste par
les États-Unis et l'Union européenne", rappelle Jordi Tejel,
professeur d'histoire internationale à l'Institut de hautes études
internationales et du développement de Genève. "Et la Turquie ne veut
pas entendre parler de soutien au PKK, engagée depuis 2012 dans une délicate négociation de paix avec Ankara."
À la faveur du conflit syrien, le PYD a administré en 2012 trois grandes
régions du nord de la Syrie abandonnées par le régime. "Les liens entre
le PYD et Bachar el-Assad ont toujours été très ambigus", pointe le
professeur Jean Marcou, de l'observatoire de la vie politique turque.
"Tout d'abord opposés à Damas, les Kurdes ont par la suite conclu une
sorte d'alliance objective avec le président syrien. De fait, l'abandon
des territoires du nord de la Syrie au PYD, et donc du PKK, a été
ressenti comme une revanche que Bachar el-Assad prenait vis-à-vis de la
Turquie."
Farouchement opposée au président syrien depuis le début de la révolte
en 2011, Ankara a tout mis en oeuvre pour obtenir rapidement sa chute.
Outre le soutien politique à l'opposition syrienne à l'étranger, la
Turquie a laissé passer sur son territoire combattants et armement en
direction de la majorité des groupes rebelles syriens, y compris les
plus radicaux. "Il y a eu un double jeu de la Turquie vis-à-vis de
l'organisation État islamique", poursuit Jean Marcou. "Tout d'abord
parce qu'Ankara aidait tout ce qui pouvait contribuer à la chute de
Bachar el-Assad. D'autre part, il se servait du prétexte que ces
mouvements extrémistes avaient été engendrés par la répression des
populations sunnites en Syrie et en Irak." Sauf que le "monstre"
djihadiste est bientôt devenu incontrôlable.
Deux mois après avoir proclamé leur califat à cheval sur la Syrie et de
l'Irak, les djihadistes ont lancé le 16 septembre une vaste offensive
dans les régions kurdes de Syrie, qui a fait plus de 400 morts en trois
semaines. Après s'être emparés en un temps record de quelque 70
villages, ils ont pénétré lundi dans la ville d'Aïn al-Arab (Kobané en
kurde), où leur progression a été fulgurante. Experts en guérilla
urbaine, les quelque 2 000 islamistes présents n'ont pas tardé à mettre
en déroute les combattants du PYD, certes ultra-motivés mais bien moins
nombreux, et sous-équipés. Une bataille "terrifiante", se sont émus les
États-Unis, dont la dizaine de bombardements depuis le début de la
semaine n'a guère changé la donne. D'autant que la Turquie, en plus de
rester passive, bloque désormais tout passage de renfort kurde à sa
frontière.
Depuis le début de la "crise de Kobané", Ankara frappe par son double
discours. L'espoir, suscité la semaine dernière par le Premier ministre
Ahmet Davutoglu, qui a indiqué que la
Turquie ferait "tout ce qu'elle peut" pour empêcher la chute de Kobané a
vite été douché par le président Recep Tayyip Erdogan, qui a déclaré
mardi que la ville syrienne était "sur le point de tomber" entre les
mains des djihadistes. Pourtant, le Parlement turc avait donné jeudi
dernier son feu vert à une intervention militaire en Irak et en Syrie.
"La Turquie, qui a déjà payé le prix du conflit syrien en accueillant
près de deux millions de réfugiés chez elle, ne veut pas se laisser
entraîner seule dans cette intervention", analyse le spécialiste Jean
Marcou. Rappelant la semaine dernière que le départ de Bachar el-Assad
constituait toujours une priorité à ses yeux, le président Erdogan a
invité la semaine dernière la coalition internationale à trouver une
solution "durable" contre l'EI. "Tandis que les États-Unis demeurent
focalisés sur l'anéantissement de l'EI, la Turquie souhaite s'attaquer à
la cause profonde de la crise syrienne, c'est à dire Bachar el-Assad."
C'est ainsi que, lors d'une rencontre avec le président du PYD, Salih
Muslim, samedi à Ankara, des responsables du renseignement turc ont
indiqué qu'ils étaient prêts à apporter un soutien logistique aux
combattants kurdes de Syrie si ces derniers gagnaient les rangs de
l'opposition syrienne modérée et affirmaient clairement leur opposition
au président syrien. À en croire le quotidien Hürriyet, les Turcs ont également conseillé au chef du PYD de se distancier du PKK.
Renvoyant dos à dos le PKK et l'EI, qu'ils considèrent tous deux comme
des mouvements terroristes, Recep Tayyip Erdogan compte bien tirer
profit de la crise sur le plan intérieur. "Le PKK sortirait très
affaibli d'une défaite du PYD à Kobané", souligne l'expert Jordi Tejel. "De
façon indirecte, l'EI fait le jeu de la Turquie en affaiblissant le
PKK, ce qui pourrait permettre à Ankara d'être en position de force dans
les négociations de paix."
Depuis l'île-prison turque d'Imrali où il est emprisonné à vie, le chef du PKK Abdullah Oçalan a averti que les pourparlers seraient "terminés" si Kobané tombait.
(08-10-2014 - Armin Arefi)
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