Les tragiques attentats de Paris ont délié les langues au sujet du plus
grand allié de la France au Moyen-Orient. Depuis le 13 novembre 2015,
l'Arabie saoudite est ouvertement accusée d'un double jeu à l'égard de
l'islamisme radical. Grand spécialiste de l'islam politique dans la
région, Stéphane Lacroix, chercheur au Ceri-Sciences Po, a passé
plusieurs années dans le royaume. Il décrypte les liens entre politique et religieux au royaume des saintes mosquées.
(Propos recueillis par Armin Arefi)
L'Arabie saoudite a-t-elle joué un rôle dans l'essor de l'islam radical ?
L'Arabie Saoudite est un État par nature fondamentalement prosélyte dont
l'islam officiel est missionnaire et puritain. Pour le comprendre, il
faut revenir au pacte fondateur du royaume conclu au XVIIIe siècle entre
le prédicateur rigoriste Mohammed ben Abdelwahhab et la famille Al
Saoud. Les oulémas (théologiens) légitiment le pouvoir politique des
princes et leur accordent une large marge de manœuvre en ne s'immisçant
pas dans leurs décisions, notamment concernant la politique étrangère.
En échange, les religieux font appliquer l'islam salafiste (version
ultra-rigoriste de l'islam) dans la société saoudienne, seul garant,
selon eux, de la moralité sociale. Et le bras d'application de cette
norme salafiste est la police religieuse. À l'étranger, les oulémas se
voient accorder les moyens de faire de la prédication (da'wa),
c'est-à-dire d'exporter leur vision de l'islam.
Quel est le rôle exact du royaume dans l'expansion du salafisme dans le monde ?
En échange du pouvoir politique laissé aux princes saoudiens, les
oulémas s'emploient à diffuser leur message religieux dans le monde.
Cela se traduit, dès le début des années 1960, par la création de la
Ligue islamique mondiale, de l'Université islamique de Médine, et de
toute une série d'ONG financées par le pouvoir saoudien dont la mission
est de faire de l'humanitaire, mais aussi du prosélytisme.
Ce salafisme peut-il virer au djihadisme ?
Rarement. Si le salafisme tel que le comprennent les Saoudiens (retour à
l'islam des origines, NDLR) est un islam missionnaire, puritain et
ultra-rigoriste, il est dépourvu de tout versant politique, à la
différence du djihadisme (qui prône le recours aux actions violentes,
NDLR). D'ailleurs, le grand mufti (religieux, NDLR) d'Arabie saoudite a
souligné que les « attentats-suicides étaient contraires à l'islam », et
les cheikhs (sages) saoudiens produisent depuis des années des ouvrages
contre Al-Qaïda et Daech.
Mais ce prosélytisme n'a-t-il pas contribué à radicaliser le monde musulman ?
Ce prosélytisme a affecté la pratique de l'islam dans le monde sunnite
en le rendant de plus en plus conservateur. En Occident, il a produit
une communauté ultra-rigoriste, cherchant à reconstruire une société
idéale, de l'entre-soi. Ainsi, on peut s'inquiéter en France du problème
sociétal que pose la croissance de cet islam puritain, d'autant que
certains de ses partisans peuvent, en raison de certaines de leurs
pratiques, entrer en conflit avec les lois républicaines. Mais il ne
faut pas tout mélanger. Salafisme n'est pas synonyme de djihadisme.
N'existe-t-il pas des liens entre ces deux mouvances ?
Il peut exister des passerelles à la marge, mais la porosité est limitée
par les cheikhs qui structurent les communautés salafistes. Le
salafisme n'est pas révolutionnaire et n'attire pas le même public que
le djihadisme. Il suffit, pour s'en convaincre, de regarder le parcours
des terroristes des récentes attaques, qui ne fréquentaient pas les
milieux salafistes. Au contraire, le djihadisme est un islamisme
révolutionnaire, inspiré au départ de l'Égyptien Sayyid Qutb (idéologue
radical issu des Frères musulmans, qui s'en sont ensuite démarqués,
NDLR), pour qui il n'existait qu'une seule solution face à un pouvoir
impie : l'action révolutionnaire et parfois violente. Certes, surtout à
partir des années 1990, les djihadistes vont reformuler les idées de
Qutb à partir de certains concepts salafistes, mais avec une lecture
totalement différente. Aujourd'hui, en se focalisant sur les milieux
salafistes (qui ont subi de nombreuses perquisitions dans le cadre de
l'état d'urgence, NDLR), la police française s'en prend à des personnes
qui n'ont pas de lien avéré avec la mouvance djihadiste. Et traiter des
salafistes comme des terroristes, c'est ajouter à l'impression que l'on
stigmatise les musulmans, ce qui fait précisément le jeu de Daech.
Au-delà du wahhabisme, quel est le rôle de l'Arabie saoudite dans le financement de groupes djihadistes ?
Les princes saoudiens ne soutiennent plus les islamistes comme ils ont
pu le faire jusqu'aux années 1990. Ils en ont même aujourd'hui une peur
bleue, car ce sont les seuls à représenter un modèle concurrent aux
Saoud, et donc à pouvoir déstabiliser la monarchie. L'Arabie saoudite
est fondamentalement antirévolutionnaire. Au cours du Printemps arabe,
elle a surtout soutenu le statu quo : l'ancien président tunisien Ben
Ali à qui elle a accordé l'asile, ainsi que le président égyptien Abdel
Fattah al-Sissi... L'exception est la Syrie, mais c'est seulement parce
que derrière Bachar el-Assad se trouve le rival iranien.
Justement, le royaume Saoud ne soutient-il pas des mouvements djihadistes contre le président syrien ?
Il est important de faire la part des choses. Depuis 2011, l'Arabie
saoudite a surtout soutenu l'Armée syrienne libre (rebelles laïques,
NDLR) en Syrie et elle reste aujourd'hui un de ses principaux
financiers. En effet, les Saoudiens préfèrent des acteurs non
idéologiques à des mouvements religieux qui seraient leur concurrent sur
le plan politique.
Il se dit pourtant que Riyad finance, aux côtés du Qatar et de la
Turquie, l'« Armée de la conquête », une coalition rebelle islamiste…
L'Armée syrienne libre étant frappée par les divisions, les Saoudiens se
sont aujourd'hui partiellement reportés sur des islamistes «
nationalistes » (qui n'agissent pas au nom du djihad global) pour des
raisons d'efficacité militaire. Ce changement date surtout de janvier
2015 et l'arrivée sur le trône du roi Salman, moins anti-islamiste que
son prédécesseur Abdallah.
Des fonds privés saoudiens ne financent-ils pas les groupes djihadistes en Syrie ?
En parallèle des financements étatiques, des oulémas n'appartenant pas à
l'establishment officiel se sont rangés derrière des groupes politiques
salafistes. Dès le début du conflit, ces religieux ont soutenu en Syrie
le groupe Ahrar el Sham et le front Al-Nosra (branche syrienne
d'Al-Qaïda). Mais pour la plupart d'entre eux, ils ne soutiennent pas
Daech. L'organisation État islamique est détestée d'eux, car elle
prétend au leadership sur l'islam tout entier, ce qui est inacceptable
pour ses concurrents.
Comment expliquer que des oulémas saoudiens continuent à soutenir des groupes djihadistes en Syrie ?
La bicéphalité du pouvoir – la cohabitation du religieux et du politique
– en Arabie saoudite crée un espace intermédiaire qu'investissent des
oulémas islamistes beaucoup plus politisés, d'autant plus que toute
contestation en Arabie saoudite s'organise autour de l'islam. Ces
derniers sont populaires : plusieurs d'entre eux ont des millions de
followers sur Twitter.
Pourquoi le pouvoir saoudien ne fait-il rien, d'autant que ces djihadistes menacent à terme la monarchie al-Saoud ?
Le pouvoir saoudien se méfie de ces oulémas islamistes, dont certains
ont mené la contestation contre le régime dans les années 1990. Mais il
ne peut se permettre de les envoyer en prison, le coût étant trop élevé
en interne. Là encore, la politique intérieure a des effets réels sur la
politique étrangère.
D'une certaine manière, l'Arabie saoudite ne joue-t-elle pas un double jeu ?
Les Saoudiens ont péché de deux manières. D'une part, par leur
incapacité, si ce n'est leur manque de volonté, à contrôler les réseaux
privés, sous peine de bouleverser l'équilibre interne de la monarchie et
de la déstabiliser. De l'autre, par leur obsession anti-iranienne qui
fait que l'Iran est aujourd'hui hissé au rang de priorité pour le
royaume, devant Daech, qui n'arrive qu'en seconde position. Voilà
pourquoi la majorité des ressources militaires et financières
saoudiennes sont aujourd'hui dirigées vers le Yémen (où l'Arabie
saoudite est en guerre contre les miliciens chiites houthis, soutenus
par l'Iran), au détriment de l'Irak et de la Syrie.
(30-11-2015 )
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