Entretien avec Bouthaina CHAABANE, Conseillère politique du
président Bachar el-Assad, conduit par Frédéric PICHON, Chercheur associé à l'équipe "Monde
arabe Méditérranée" de l'université François Rabelais (Tours).
Avant le conflit, vous étiez souvent présentée comme le visage
« sophistiqué » de la Syrie, la face moderne du régime :
anglophone, titulaire d’un doctorat de littérature anglaise,
rompue aux rencontres diplomatiques avec les grands de ce monde.
Beaucoup ont espéré en 2011 que vous feriez défection pour vous
désolidariser de la politique menée par Bachar el-Assad.
Pourquoi ne pas l’avoir fait et regrettez-vous votre choix ?
Si vous le voulez bien, j’aimerais d’abord revenir sur
l’expression que vous avez utilisée, celle de visage « sophistiqué
» de la Syrie. Les Occidentaux ont tendance à penser que les gens
qui adoptent des comportements semblables aux leurs sont plus
civilisés et plus modernes que les autres. Pour moi, au contraire,
les personnes civilisées sont celles qui restent fidèles à la
terre qui les a vues naître. Qu’y a-t-il de rétrograde à aimer son
pays, à le servir, surtout dans les circonstances dramatiques que
nous connaissons ? L’Occident a commis une grosse erreur en
encourageant les Syriens à fuir le régime. Du reste, ces
défections ont été très peu nombreuses malgré la constitution par
le Qatar d’un fonds spécial destiné à aider financièrement les
candidats à l’exil. J’ai pu mesurer combien cette démarche
participait d’une sorte d’aveuglement occidental. L’Occident n’a
rien compris à la Syrie, à son peuple et à son histoire. Notre
pays a son propre agenda guidé par ses propres intérêts. Il refuse
de voir sa politique dictée de l’extérieur. Je sais que mon départ
aurait fait plaisir à tout le monde en Occident ; mais, que
voulez-vous, ce n’est pas dans ma nature. Et soyez sûr que je n’ai
pas choisi la facilité. J’aimerais être considérée comme « moderne
», tout simplement parce que je reste déterminée à défendre mon
pays et ma famille.
Pourtant, en tant que proche conseillère de Bachar el-Assad,
vous faisiez partie de ceux qui soulignaient la nécessité
d’entreprendre des réformes. Ces réformes auraient-elles pu
éviter la crise qui a éclaté en 2011 ?
Vous avez raison, mais les réformes ne peuvent venir que de
l’intérieur. Nous l’avons vu en Libye et en Irak : chaque fois que
les médias ou les gouvernements occidentaux ont tenté de
promouvoir la démocratie, cela a tourné au fiasco. Les « printemps
arabes » se sont mués en « catastrophe arabe ». Quand est venu le
tour de la Syrie, les mêmes ont commencé à parler de démocratie,
de liberté, de droits de l’homme. Malheureusement, les gens
soutenus par l’Occident pour mener à bien cette mission étaient
soit des individus qui vivaient hors de Syrie depuis longtemps et
qui ignoraient tout du pays, soit des extrémistes auxquels l’idée
de démocratie était totalement étrangère. Dans leur esprit, le
problème n’était pas politique ; il ne s’agissait pas d’encourager
un changement de gouvernement ou de président. En fait, dès le
départ, les Occidentaux avaient décidé de briser la Syrie. C’est
pourquoi la crise actuelle met en cause la sécurité de notre pays
et son existence même. Les tentatives occidentales visant à mettre
des pays à terre sous prétexte de se débarrasser de personnages
comme Saddam Hussein, Kadhafi ou Bachar el-Assad constituent des
ingérences inacceptables, illégales au regard du droit
international et teintées de colonialisme. Je ne parle même pas du
résultat...
En 2011, la Syrie fonctionnait selon un système de parti
unique. Ne devait-elle pas sortir de cette situation archaïque ?
Je sais bien que nous ne vivons pas dans un monde parfait. Il est
clair que nous n’avons pas atteint tous les objectifs que nous
nous étions fixés, y compris en matière de corruption comme l’a
rappelé le président Assad lui-même lors de son discours
d’investiture. Mais, en 2012, la Constitution syrienne a été
modifiée : le système de parti unique a laissé place au
multipartisme ; l’état d’urgence a été aboli ; des élections
municipales et législatives ont été organisées. Ces réformes
étaient nécessaires et sont absolument capitales. Comme à leur
habitude, les Occidentaux ont accueilli ces avancées avec
scepticisme. C’est à se demander s’ils sont vraiment intéressés
par les réformes. Savent-ils qu’avant la crise la Syrie ne
comptait aucun sans-abri, que les infrastructures sanitaires et
éducatives fonctionnaient ? Chaque village comptait son école
gratuite. Les étudiants allaient à l’université pour à peine 20
dollars par an ! Et, surtout, la Syrie n’avait pas de dette
extérieure. C’est un point essentiel qui nous a attiré des haines
tenaces. La crise a été un désastre pour le développement du
pays...
L’élection présidentielle du 3 juin 2014 a, elle aussi, suscité
des réactions négatives de la part des médias occidentaux...
Le contraire eût été étonnant. Pourtant, il fallait voir les
milliers de personnes qui se sont précipitées dans les isoloirs,
que ce soit en Syrie ou à l’étranger. À l’exception, bien entendu,
de la France et de l’Allemagne qui ont interdit que cette
consultation soit organisée dans nos consulats. N’est-ce pas un
drôle de paradoxe ? Ces élections ont clairement montré que le
peuple syrien soutenait le président. Pour une bonne raison : les
Syriens veulent la sécurité et c’est lui, n’en déplaise à
l’Occident, qui l’incarne. Le président Assad est perçu comme le
seul qui soit capable d’assurer l’intégrité du pays et la paix.
Les médias occidentaux et leurs gouvernements nous ont
sous-estimés. Vous savez, nous sommes un peuple millénaire. Parlez
avec les gens dans la rue, discutez avec les chauffeurs de taxi :
s’il y a bien une chose qui ressort, c’est cette fierté. Nous
appartenons, je le répète, à l’une des plus vieilles civilisations
au monde. Damas fut l’une des premières villes habitées de
l’histoire de l’humanité. Les Syriens ne sont pas naïfs, ils n’ont
pas besoin des conseils de l’Occident. Ils n’acceptent pas qu’on
leur dise pour qui voter, comme à l’époque des colonies...
Vous avez participé aux négociations de Genève avec
l’opposition. N’envisagez-vous pas de dialoguer un jour avec ces
opposants ?
Depuis trois ans, nous avons perdu tant d’hommes et de ressources
que notre situation peut sembler désespérée. Mais un élément a été
préservé : notre indépendance. Et c’est là l’essentiel. J’ai passé
le tiers de ma vie dans les coulisses du pouvoir, j’ai participé à
des conférences internationales, à des négociations pour le
processus de paix, à l’Assemblée générale de l’ONU... L’impression
que j’en ai retirée, c’est que l’Occident n’a cessé de
sous-estimer notre indépendance politique. Or nous avons toujours
préservé notre souveraineté, sans dépendre de quiconque. J’ai vécu
six ans en Grande-Bretagne, j’y ai passé mon doctorat, j’y ai
enseigné. Jamais je n’ai eu la prétention de savoir mieux que les
Anglais ce qui était bon pour eux. Les gouvernements français et
anglais sont allés chercher des émigrés de longue date installés à
Paris ou à Londres et ont décrété qu’ils étaient les représentants
du peuple syrien. Franchement, cela ferait rire si ce n’était pas
tragique. Même les terroristes armés leur dénient toute
représentativité !
Quand je les ai rencontrés à Genève, je n’ai pu m’empêcher de
penser : « Mais qui sont ces gens ? Qui représentent-ils sinon les
fantasmes de leurs commanditaires occidentaux ? » Lors des
pourparlers auxquels j’ai participé, ces opposants ont clairement
montré qu’ils ne connaissaient rien à la Syrie et qu’ils étaient
sous influence. Un journaliste français a révélé qu’avant de
partir à la conférence de Genève ils ont été briefés par Ahmet
Davutoglu, le ministre turc des Affaires étrangères de l’époque.
Les instructions étaient claires : ne surtout pas parler de la
lutte contre le terrorisme (dont on sait aujourd’hui qu’il a été
encouragé par les autorités turques) et demander le départ du
président ainsi que la formation d’un gouvernement de transition.
Le départ du président Assad, c’est décidément une véritable
obsession ! Comment dialoguer avec des gens qui se font dicter
leur agenda par des pays comme la France ou la Turquie ?
Auriez-vous de l’estime pour un politicien français dont les
positions seraient soufflées par John Kerry ? Robert Ford,
l’ambassadeur américain, a joué ce rôle au début de la crise en
manipulant l’opposition. La Turquie également, ainsi que le Qatar
qui a torpillé le processus en achetant tout le monde. Ce sont les
interférences extérieures qui ont aggravé la situation. Même le
vice-président américain Joe Biden l’a admis récemment.
Seriez-vous prête, néanmoins, à leur tendre la main ?
Malgré tout ce qui s’est passé, je peux vous dire que le
gouvernement syrien veut sincèrement mettre fin à cette crise.
Nous tendons la main à tous ceux qui aiment la Syrie et qui
disposent d’une véritable capacité de décision. Même si le
résultat n’est pas au rendez-vous, nous devons essayer : quiconque
place l’intérêt de la Syrie en tête de ses priorités est le
bienvenu, pour l’avenir de la Syrie. Sur le plan intérieur, nous
avons grandement progressé sur le chemin de la réconciliation
nationale : des groupes rebelles ont accepté de déposer les armes
et de conclure des trêves, comme à Homs au printemps 2014.
Discuter avec des gens qui veulent réellement le bien du pays et
qui ne prennent pas leurs ordres auprès des chancelleries ou des
banquiers du Golfe me semble, somme toute, assez normal.
Sous l’effet de l’afflux des réfugiés, la population de Damas a
triplé. Mais, malgré le canon qui retentit au loin, la vie
continue à suivre son cours, les gens sortent, les étals des
marchés sont pleins. Cette situation peut-elle encore durer
longtemps ?
Cette guerre a affecté chaque citoyen syrien : il suffit de voir
tous ces immeubles, ces usines, ces écoles et ces hôpitaux
détruits. C’est un véritable désastre. La responsabilité en
incombe d’abord et avant tout à ceux - Turquie et Qatar en tête -
qui ont permis que déferlent en Syrie des terroristes se réclamant
de l’islam. Ce ne sont pas des musulmans, je refuse de leur
appliquer ce terme : ce sont des terroristes, des criminels qui
sont venus ici pour tuer et ramener notre pays plusieurs siècles
en arrière. Les gouvernements et les médias occidentaux ont fait,
dès le début, une erreur d’analyse. Ils n’ont eu de cesse de
réclamer le départ du président Bachar el-Assad. On a eu droit à
toutes sortes de prophéties qui ne se sont pas réalisées : il va
tomber dans deux semaines, dans un mois, dans un an... Rien, dans
la couverture médiatique et dans la présentation des enjeux de la
crise syrienne, n’était vrai. Les médias ont relayé les mensonges
et les approximations que colportaient des télévisions arabes
comme al Jazeera ou al Arabyia. Ils ont fait preuve d’une paresse
intellectuelle qui n’est pas à leur honneur. Bien qu’ils soient
habituellement très prompts à dénoncer l’arbitraire, la
manipulation et la propagande, ils ont renoncé à toute déontologie
dans le traitement de la crise syrienne.
Je vais vous dire une chose : la Syrie a beaucoup perdu dans ce
conflit. Elle a perdu ses meilleurs hommes, elle a perdu ses
enfants, ses infrastructures, mais l’Occident, aussi, a beaucoup
perdu. L’Occident a perdu sa crédibilité. Franchement, comment
prendre au sérieux des gens comme Obama, Cameron ou Hollande ?
Tant de mensonges ont circulé : on a vendu à vos opinions
publiques une opposition dite « modérée » qui s’est avérée
collaborer avec l’État islamique ! On a fait taire certains
journalistes occidentaux parce qu’ils disaient la vérité. Ces
pratiques vont à l’encontre de tous les principes du journalisme.
En disant cela, je ne me livre pas à une attaque en règle ; mais,
puisque vous me donnez l’occasion de m’exprimer, j’essaie juste
d’expliquer à vos lecteurs que la situation est bien plus complexe
qu’il n’y paraît et qu’ils ont été floués par les médias.
La révolte qui a éclaté en mars 2011 a été fermement combattue.
Comprenez-vous que les opinions publiques en Occident puissent
être choquées par la violence de la répression ? L’armée
syrienne n’a-t-elle pas fait un usage exagéré de la force, comme
disent les spécialistes du maintien de l’ordre ?
Vous savez, dès les premières semaines du conflit, le plus lourd
tribut a été payé par les forces de sécurité. L’existence de
manifestations pacifiques, sans être tout à fait fausse, doit être
largement relativisée. Dès le début, certains groupes infiltrés
dans les cortèges étaient bien décidés à provoquer une escalade en
s’en prenant frontalement aux policiers et aux militaires. Vous
parlez d’un usage exagéré de la force. Lorsqu’un kamikaze s’est
fait exploser à Homs devant une école, tuant cinquante enfants de
moins de 12 ans, il n’y a pas eu la moindre protestation ni
condamnation de la part d’un gouvernement occidental. Quand les
terroristes ont investi la ville d’Adra, égorgeant les femmes et
les enfants dont le seul tort était d’être loyalistes, comment
voulez-vous que l’armée, qui a en charge la sécurité du pays,
réagisse autrement que par la force ? C’est la responsabilité d’un
gouvernement et de ses soldats de protéger les citoyens. Moi-même,
je ne peux pas me rendre dans mon village d’origine car il est
entouré de zones tenues par des terroristes. En France, en 2012,
lorsqu’il s’est agi de neutraliser Mohammed Merah, la police
française a fait quasiment sauter son appartement. Il a fini avec
plusieurs dizaines de balles dans le corps. Quelqu’un a-t-il osé
prétendre que les forces de l’ordre avaient fait un usage exagéré
de la force ?
Une opposition armée, cela n’existe pas. Je ne pense pas que la
France tolérerait une opposition armée. C’est une expression qui
n’a aucun sens, forgée par les médias occidentaux. Il serait plus
juste de parler de criminels armés ou de terroristes armés. La
seule opposition qui importe, c’est une opposition politique. Or,
mis à part le départ du président Assad, on ne connaît à celle-ci
aucun programme. Comment voulez-vous que les Syriens fassent un
autre choix que celui du gouvernement ? L’Occident veut nous
enfermer dans un piège sémantique en faisant croire que la
violence vient uniquement de notre côté. Oui, la violence existe,
mais elle est légitime. Elle est celle que tout État souverain
peut et doit exercer sur son sol si la sécurité et la stabilité du
pays sont menacées. Qui peut nier que ce soit le cas en Syrie en
ce moment ?
La soudaine émergence de l’État islamique, en juin dernier, a
redistribué les cartes. Les mises en scène macabres d’exécutions
d’otages occidentaux ont bouleversé le monde. À présent, les
États-Unis semblent avoir changé de stratégie et font désormais
des groupes terroristes en Irak et en Syrie leur cible
principale. Que pensez-vous de cette nouvelle configuration ?
Nous avons condamné - et je condamne - les meurtres du journaliste
américain James Foley et de son confrère Steven Sotloff. Nous
condamnons tous les meurtres perpétrés par des terroristes, où
qu’ils aient lieu et quelles que soient les personnes visées.
Cette affaire montre, en tout cas, la persistance d’une vision
ethnocentrée de l’Occident sur les affaires du monde. Tout à coup,
les États-Unis se sont réveillés et ont enfin compris le problème
du terrorisme en Syrie parce que l’un des leurs a été exécuté de
façon barbare. Pourtant, depuis 2011, des dizaines de milliers de
civils loyalistes et de soldats syriens ont été abattus et
atrocement mutilés sans que cela n’émeuve personne. Aussi
précieuse fût-elle, la vie de James Foley ne doit pas vous
empêcher de vous intéresser à tous ces morts anonymes. Alors, et
alors seulement, l’Occident sera reconnu à l’aune des valeurs
qu’il proclame et prouvera qu’il ne s’agit pas seulement de
slogans.
La montée en puissance de l’État islamique a fait bouger les
lignes et obligé les pays occidentaux à reconsidérer la situation.
Mais je ne crois pas que la lutte contre le terrorisme soit
vraiment prise au sérieux. Prenez la résolution 2170 du Conseil de
sécurité. Elle a été approuvée à l’unanimité. Pourquoi, dans
ces conditions, les États-Unis n’ont-ils pas autorisé d’autres
membres du Conseil de sécurité comme la Russie ou la Chine à se
joindre à la coalition ? Au lieu de cela, on retrouve dans ses
rangs des bailleurs de fonds de l’État islamique ! Sans compter
que ladite coalition est loin d’avoir fait ses preuves : à Ayn el
Arab (Kobané), par exemple, des habitants modestement armés ont
infligé plus de pertes à l’EI que ce regroupement de 70 pays aux
moyens bien supérieurs. À Genève, en février 2014, le gouvernement
de Damas avait prévenu : l’urgence n’est pas une hypothétique
transition politique en Syrie ; l’urgence est la lutte contre le
terrorisme qui menace la région. Il a fallu attendre septembre
2014 pour que les États-Unis en fassent leur priorité. Pourquoi ne
nous ont-ils pas écoutés ? Pourquoi ne pas nous avoir crus ? De
toute façon, il y a tant d’intérêts financiers et pétroliers en
jeu que je doute de la capacité de la Maison-Blanche à peser sur
ses alliés traditionnels, à commencer par l’Arabie saoudite. Quant
aux gouvernements européens, ils doivent prendre très au sérieux
ces réseaux qui expédient des milliers de jeunes endoctrinés en
Syrie, car ces terroristes reviendront chez eux un jour ou
l’autre. Mais les plus dangereux sont sans doute ceux qui ne sont
pas partis parce qu’ils passeront directement à l’action chez
vous...
Diriez-vous que, entre la France et la Syrie, le dialogue est
définitivement rompu ?
Nous n’avons pas compris pourquoi la France a adopté une position
si extrême. Ce faisant, elle a sciemment encouragé le terrorisme
en Syrie. Pour être franche, je n’y vois qu’une seule explication
: le Qatar a acheté une partie du patrimoine français et il exige
un retour sur investissement. Cette attitude arrogante s’appuie
sur des considérations, hélas, bien éloignées de la démocratie ou
des droits de l’homme. Je ne pense pas qu’elle reflète l’opinion
des Français et, d’ailleurs, nous nous gardons bien de tout
amalgame. Les Français sont toujours les bienvenus en Syrie.
Personne ne vous dira : « Je vous hais parce que vous êtes
français ! » Nous faisons la différence entre le peuple français
et le gouvernement français. Mais nous sommes déçus. Vous avez
devant vous quelqu’un qui a un doctorat d’une université
britannique, qui a enseigné et publié de nombreux livres aux
États-Unis, qui a été nominé pour le prix Nobel de la paix en
2005 et que le gouvernement américain, à la demande de la France,
voudrait sanctionner en inscrivant son nom sur une liste noire !
C’est aberrant... Pourquoi un tel acharnement ? Parce que je dis
la vérité et que je ne suis pas achetable ? Parce que je n’ai pas
fait défection ?
La France a été l’un des premiers pays à fermer son
ambassade à Damas en mars 2012...
Cette décision a été une erreur colossale. Dans son intérêt, la
France aurait dû conserver son ambassade en Syrie ne serait-ce que
pour se tenir au courant des événements sur le terrain. Cela dit,
quand l’ambassadeur de France Éric Chevallier a tenté de
convaincre son ministre de tutelle que le rapport des forces était
différent de celui qu’on décrivait dans les journaux et que le
président Assad n’était pas près de tomber, il n’a pas été écouté !
Tout simplement parce que ce n’était pas le discours qu’on
attendait de lui. Ce qui montre bien qu’il y avait un plan et que,
selon ce plan, il fallait renverser le président Assad par tous
les moyens, sans tenir compte de la réalité. Vous mesurez sans
doute le caractère inédit de la situation : un gouvernement qui
désavoue son ambassadeur sous prétexte qu’il fait le métier pour
lequel il est payé ! Je me souviens très bien qu’en 1996, à
l’époque où je travaillais aux côtés du président Hafez el-Assad,
celui-ci avait imposé aux États-Unis la présence de la France lors
des pourparlers sur le Liban. Washington avait dû accepter à
contrecoeur. C’est vous dire combien l’attitude de la France
depuis 2011 est totalement en décalage par rapport à ce que nous
pouvions attendre d’un pays qui connaît aussi bien la région.
Je l’affirme en toute sincérité : nous sommes prêts à reprendre
des relations normales avec tout le monde, y compris avec la
France. Mais ces pays devront reconnaître la pleine souveraineté
de la Syrie et son droit inaliénable à décider de façon autonome.
Il faut que ces relations soient fondées sur le respect mutuel et
non sur des diktats.
Comment voyez-vous l’avenir de la Syrie ?
C’est une bonne question, la seule qui vaille. La crise actuelle
n’est pas seulement syrienne. Elle est aussi régionale et
internationale. Le monde se trouve à un moment charnière où le
système unipolaire est en train d’agoniser tandis que le système
multipolaire tarde à se mettre en place. Le centre de gravité se
déplace vers l’Asie. L’émergence de la Russie, de l’Inde et de la
Chine est le phénomène majeur de ces dernières années. Quant aux
printemps arabes, aussi bien en Syrie qu’ailleurs, ils constituent
aussi une nouvelle étape pour la région. C’est un processus lent
mais qui aboutira à la marginalisation des idéologies extrémistes
et à l’épuisement de l’islamisme politique. Regardez la Tunisie,
d’où est parti le mouvement. Les élections de la fin octobre 2014
y ont marqué la défaite du Front islamique et la victoire des
forces laïques. Voilà la vraie nature des Arabes ! Les Arabes ne
sont pas des extrémistes. Il y a parmi eux des nationalistes qui
croient dans le véritable islam - l’islam modéré - et qui, comme
en Syrie, sont persuadés que chrétiens et musulmans forment une
seule nation. Ce sont ces forces qui écriront l’avenir du monde
arabe. Il faudra sans doute dix ans pour qu’un nouveau
Moyen-Orient voie le jour mais, quel qu’il soit, ce ne sera pas
celui que l’Occident avait imaginé. Le monde arabe est en train de
bâtir un nouveau modèle politique séculier où la souveraineté
tiendra une place centrale.
Quelle place la Syrie occupe-t-elle dans cette recomposition
régionale ?
La Syrie est le laboratoire de ce nouveau monde arabe. Aux yeux
d’un Marocain ou d’un Irakien, notre pays est le Bilad el Cham, le
coeur du monde arabe. En ce moment, des pays comme la Tunisie,
l’Algérie ou l’Égypte sont en train de normaliser leurs relations
avec Damas. Le problème demeure celui des monarchies du Golfe qui
s’opposent à un tel rapprochement et qui tiennent dans leur
dépendance de nombreux États de la Ligue arabe.
Vous êtes l’une des plus proches collaboratrices du
président Assad. En tant que conseiller politique, vous le
côtoyez tous les jours. Avec le recul, comment expliquez-vous
qu’il ait réussi à se maintenir au pouvoir depuis bientôt quatre
ans ?
La résilience du président Assad a étonné le monde entier, tout
simplement parce que - je le répète - l’évaluation de départ était
faussée. Les plus clairvoyants ont été soigneusement empêchés de
décrire la réalité - votre ambassadeur en sait quelque chose. Mais
ici nous savions très bien que le président Assad ne quitterait
jamais la Syrie. Lorsqu’il est venu à Damas, l’émissaire de l’ONU
Lakhdar Brahimi lui a proposé l’asile politique en Égypte ou en
Algérie. Cette initiative ridicule trahit une profonde
méconnaissance du pays et de la personnalité du président.
Je vais vous raconter une histoire que peu de gens connaissent.
Pendant la Première Guerre mondiale, le grand-père du président
Bachar el-Assad, Ali, vivait à Qardaha, le berceau de la famille
Assad. Des réfugiés chrétiens, qui fuyaient le génocide perpétré
par les Turcs, se sont présentés aux portes du village. Eh bien,
contre l’avis de tous, Ali a obligé les villageois à les
accueillir. C’est la raison pour laquelle il y a encore de nos
jours des chrétiens à Qardaha. Un Assad ne cède jamais aux
pressions. Le président n’abandonnera jamais sa charge, car sa
responsabilité est celle que lui ont confiée les Syriens. Comme il
l’a rappelé, il vivra et mourra dans son pays. C’est aussi simple
que cela. Sur le plan personnel, tous ceux qui l’ont approché, y
compris des journalistes occidentaux, vous diront qu’il s’agit
d’un homme modeste, très accessible, qui ne rechigne pas à aller
au contact de la population. En un mot, un homme bien éloigné des
caricatures dont on l’affuble à l’extérieur.
lepcf.fr
Dimanche, 3 janvier 2016
Lancé le 19 décembre 2011, "Si Proche Orient" est un blog d'information internationale. Sa mission est de couvrir l’actualité du Moyen-Orient et de l'Afrique du Nord avec un certain regard et de véhiculer partout dans le monde un point de vue pouvant amener au débat. "Si Proche Orient" porte sur l’actualité internationale de cette région un regard fait de diversité des opinions, de débats contradictoires et de confrontation des points de vue.Il propose un décryptage approfondi de l’actualité .
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