« Chaos », « bourbier » et autres qualificatifs apocalyptiques
sont les mots systématiquement accolés à la Libye depuis plusieurs
années. Dans la foulée des révolutions tunisiennes et égyptiennes,
la Libye a succombé au virus du printemps arabe le 17 février
2011. Cinq ans plus tard, la Libye apparaît désormais comme une
zone de djihad, un lieu où Daech décapite vingt-et-un coptes sur
la rive méditerranéenne en toute impunité, un pays qui ressemble à
une litanie d'attentats commis par des fractions indéterminées,
toutes plus islamistes les unes que les autres. Pour ses voisins
immédiats, six pays frontaliers, elle est un danger permanent. Le
ministre de la défense français, Jean-Yves Le Drian, estime dès
2014 que « le sud de la Libye est devenu un hub terroriste »(*).
Pour comprendre la Libye de 2016, une plongée dans son Histoire
récente s'impose. Quand Kadhafi prend le pouvoir en 1969, via un
coup d'Etat, il a 27 ans. Ce révolutionnaire, qui se définira
comme « socialiste » et « athée » dans son Livre vert, n'utilisera
jamais ses pouvoirs pour développer son pays. « Pour que tout
change, il faut que rien ne change » faisait dire Tomaso Di
Lampedusa au « Guépard ». Clanique la Libye était, clanique elle
le demeurera. On dénombre plus de 140 clans, une trentaine de
tribus. Les plus importantes sont les Warfallah, les Megariha, les
Zouaya… Et les Touaregs (un demi-million) sont une clé de voûte.
Une structuration de la Libye qui explique, pour partie, sa
déstructuration actuelle. Kadhafi n'a jamais bâti une nation avec
une armée nationale, des institutions viables, une Constitution –
le pays n'en a toujours pas dans l'attente des travaux de
l'Assemblée constituante élue en février 2014. Un territoire trois
fois plus vaste que la France, dix fois moins peuplé, riche de son
pétrole. La majorité des libyens vivent sur la côte
méditerranéenne.
Quid de l'héritage de Kadhafi ?
Ce militaire devenu milliardaire mégalomane – il se voyait en
président de l'Afrique – règnera quatre décennies. Il sera
généreux avec les tribus, distribuant les dollars du pétrole pour
conforter son pouvoir. En 1977, il transforme la Libye en «
république des masses » (« Jamahiriya ») et se proclame « Guide de
la révolution ». Il se refuse à bâtir une nation, préférant jouer
avec les clans, divisant ou récompensant selon ses intérêts du
moment. Sans armée nationale, l'ordre ne règne que par la garde
prétorienne du Guide. Conséquences : la Libye est un pays faible
en termes d'infrastructures, d'administrations, d'institutions… De
nombreux libyens viennent se soigner en Tunisie faute d'un système
de santé opérationnel dans leur pays. Les opérations terroristes
sponsorisées par le Guide ont isolé le pays, soumis à de
drastiques embargos. Le fabuleux pactole de l'or noir a permis
d'acheter des armes. Abdelhakim Belhadj, leader islamiste et homme
fort de Tripoli, estime que vingt millions d'armes ont été
dispersées par Kadhafi. Ce butin militaire a depuis été disséminé
en Libye et dans le Sahel. Pour pacifier le pays, Belhaj estime
qu'il « faudrait les récupérer ». Une mission impossible.
Deux parlements se disputent la Libye
La révolution du 17 février 2011 s'achèvera dix jours après la
mort de Kadhafi le 30 octobre. Elle accouchera de deux
gouvernements, deux parlements, chacun revendiquant la légitimité.
Celui de de Tobrouk (est), celui de Tripoli (ouest). Le premier a
été adoubé par la communauté internationale car étant issu des
urnes. Le second a contesté le résultat du scrutin et fait
sécession. Le 17 décembre dernier, un accord est signé à Shkirat
au Maroc sous la houlette de l'ONU, désignant l'homme d'affaires
Fayyez Al-Sarraj comme premier ministre d'un gouvernement d'union
nationale. Il compterait dix-sept maroquins. Problème : les
parlements de Tripoli et Tobrouk rejettent cet accord.
L'ONU s'active faute de mobilisation internationale
Après plus de deux ans de pourparlers, le haut-représentant de
l'ONU Bernadino Leon a quitté son poste pour rejoindre une
fonction privée aux Emirats Arabes Unis. L'allemand Martin Kobler
lui a succédé. Nommé le 4 novembre par Ban Ki-moon, l'homme a pris
ses fonctions à la tête de la MANUL (Mission d'appui des
Nations-Unies à la Libye) le 17. Il a annoncé, dans une interview
accordée à l'hebdomadaire Bild le 3 janvier, son intention de
s'installer dans le pays avec une petite équipe. « Il faut savoir
prendre des risques, mais sans jouer les Rambo » dit-il. Un signe
de bonne volonté pour un homme de bonne volonté. Dans un pays
historiquement divisé, Kobler ne peut agir que par petites
touches, ce que ce diplomate qui a exercé en Afghanistan et en
Irak a parfaitement compris. Le nouveau premier ministre adoubé
par l'ONU, Fayyez Al-Sarraj, aura besoin de l'appui inconditionnel
des Nations Unies pour réussir à s'imposer.
Daech se renforce grâce à la lutte entre Tripoli et Tobrouk
Depuis la ville de Syrte, la ville natale de Kadhafi, l'Etat
islamique tente d'ouvrir de nouveaux fronts. Depuis le 3 janvier
2016, le groupe djihadiste tente de faire main basse sur une
partie des champs pétroliers. Impossible de comptabiliser de façon
précise le nombre de combattants agissants sous la bannière noire.
Les fourchettes oscillent entre mille et trois mille recrues. Les
frappes aériennes massives qui s'abattent sur les territoires
contrôlés en Syrie par l'organisation d'Abou Bakr al-Baghdadi
vont-elles faire de la Libye un refuge ? Une seule certitude :
Daech prospère grâce à la lutte que se mène Tripoli et Tobrouk.
L'organisation terroriste se nourrit des divisions meurtrières de
ses adversaires. En Irak, l'Etat islamique bénéficie du soutien
d'anciens hiérarques de Saddam Hussein. Idem en Libye où des
cadres de l'ancien régime l'épaulent. Mais Daech agit pour son
propre compte. A Zliten, une voiture piégée a explosé devant le
centre de formation de la police le 7 janvier, faisant
cinquante-cinq morts et une centaine de blessés. Daech ne règne
pour l'instant que sur une petite partie de la côte au nord. Le
phénomène djihadiste n'est pas nouveau en Libye. De nombreux
libyens ont rejoint, depuis les années 90, les rangs des conflits
en Afghanistan, en Syrie, en Iraq… L'homme d'influence de Tripoli,
Abdelhakim Belhadj, fût l'émir du GICL (Groupe islamique qui
combat en Libye) fondé au début des années 90.
Et l'industrie pétrolière, où en est-elle ?
Le sous-sol libyen gorgé de pétrole et de gaz permettait à Kadhafi
de mener grand train tout en maintenant une unité à coups de
redistribution massive. La production standard tournait autour du
million cinq cent mille de barils/jour. Un tiers de ce potentiel
est aujourd'hui exploité. L'économie a sombré, l'inflation
explose, l'insécurité empêche les investissements hors pétrole. Le
géant italien ENI a découvert un important gisement offshore en
mars 2015. Les menaces d'enlèvements des ressortissants étrangers
plombent tout espoir de reprise économique.
L'intervention de l'OTAN en 2011, est-elle responsable du chaos
actuel ?
Le 19 mars 2011, la résolution 1973 des Nations Unies instaure une
zone d'exclusion aérienne. Les premières frappes sont lancées.
Lorsque la coalition internationale est intervenue pour sauver
Benghazi, l'opération fût à l'époque saluée. Ce n'est plus le cas.
Si les opérations aériennes ont évité un carnage dans la seconde
ville la plus importante du pays que Kadhafi s'apprêtait à écraser
sans retenu, le chaos qui s'est installé progressivement est-il la
résultante de cette action. Difficile de trancher. La mise en
place d'une assemblée provisoire, le CNT (Conseil National de
transition) en 2011 abouti aux élections de 2012. La réelle
division suivra les élections du 25 juin 2014. Les islamistes
perdent. Puis refusent le résultat. Le parlement de Tobrouk,
légitime, s'installe alors que le CGN refuse de reconnaître les
résultats. A l'automne, Tripoli se dote d'un parlement. Le pays
est désormais politiquement coupé en deux.
Une intervention militaire occidentale est-elle nécessaire ?
Le ministre de la défense français, Jean-Yves Le Drian, évoque
cette hypothèse depuis 2014. La France opère au Mali depuis 2013
pour éviter que ce pays ne se mue en fief djihadiste. Le Drian a
qualifié le sud de la Libye de « hub terroriste ». Matteo Renzi,
le premier ministre italien, répond systématiquement « Libye »
quand on lui parle « Syrie ». Pour cause : les côtes italiennes
font géographiquement face à leurs homologues libyennes. Un
quatuor de nations (USA, France, Italie, Grande-Bretagne) pourrait
intervenir dans la région de Syrte afin de bombarder les forces de
Daech. Plus facile à écrire qu'à théoriser tant la situation
diffère d'une ville à l'autre. Frappes chirurgicales ou
intervention terrestre ? Aucune solution n'existe sans risques
importants pour les pays voisins. Tout dépend des buts de guerre,
des objectifs à court, moyen et long-terme. Un haut gradé de
l'armée française jugeait que l'intervention au Mali n'avait de
sens que si l'on frappait le terrorisme dans tous les pays
voisins. Les migrants transitent par la Libye pour se rendre en
Europe et sont une source de revenus importantes pour les
trafiquants.
Six pays directement impactés
L'Egypte, la Tunisie, le Tchad, l'Algérie, le Niger et le Soudan
sont frontalement impactés par le chaos libyen. Pour Tunis, les
conséquences sont désastreuses. Le commerce est quasiment à
l'arrêt entre les deux pays (des camions passent via Ras Jedir),
la frontière a été fermée après l'attentat revendiqué par Daech à
Tunis le 24 novembre dernier. L'Algérie et l'Egypte ont cadenassé
leurs frontières.
La Tunisie est-elle menacée ?
Pendant la révolution libyenne, plus d'un million de libyens se
sont réfugiés en Tunisie. Un exploit pour un pays de dix millions
d'habitants que d'accueillir un surcroit de dix pour cent de sa
population. Depuis 2015, les milices de Tripoli ont fait preuve
d'hostilité croissante en kidnappant à plusieurs reprises des
ressortissants tunisiens afin de demander la libération de libyens
condamnés par la justice tunisienne. Après l'élection de Beji Caïd
Essebsi, un consulat a été rouvert à Tripoli. Puis fermé après le
rapt d'une dizaine d'agents consulaires. Le président Beji Caïd
Essebsi a toujours été très pragmatique avec cet encombrant
voisin. Tant qu'un Etat de droit ne sera pas mis en place, la
Tunisie doit dialoguer avec tous. Un mur de sable a été édifié à
la frontière en juillet 2015. L'infiltration de groupes
terroristes est le premier danger pour Tunis.
(*) Interview du 28 décembre 2014 au Journal du dimanche (JDD)
(12-01-2016 - Benoît Delmas)
Lancé le 19 décembre 2011, "Si Proche Orient" est un blog d'information internationale. Sa mission est de couvrir l’actualité du Moyen-Orient et de l'Afrique du Nord avec un certain regard et de véhiculer partout dans le monde un point de vue pouvant amener au débat. "Si Proche Orient" porte sur l’actualité internationale de cette région un regard fait de diversité des opinions, de débats contradictoires et de confrontation des points de vue.Il propose un décryptage approfondi de l’actualité .
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