L'archevêque d'Alep en Irak a « du sang de corsaire dans (ses) veines »
(sic), puisqu'il s'appelle Jeanbart. Il porte un célèbre nom français,
il parle couramment notre langue (comme quatre autres), il a fait des
études chez nous, mais ce francophile convaincu est né là-bas, en 1943,
dans une famille « qui figure sur les registres de la ville depuis 1715
». Mgr Jean-Clément Jeanbart est en France pour participer à la « Nuit
des témoins », hommage aux chrétiens persécutés organisé par
l'association Aide à l'Église en détresse qui aura lieu dans plusieurs
grandes églises du pays, et dont le coup d'envoi est donné ce vendredi
29 janvier au soir à Notre-Dame de Paris. Entretien. (Propos recueillis
par Jérôme Cordelier)
Dans quel état d'esprit êtes-vous aujourd'hui ?
Mgr Jeanbart : Je suis archevêque d'un diocèse qui existe depuis le IIIe
siècle ; l'un de mes prédécesseurs a siégé au concile de Nicée en 325.
Je me sens pleinement de cette Église chrétienne qui a navigué à travers
des tempêtes continues au long des siècles. Et aujourd'hui je souffre,
pour mon peuple, pour mon pays, pour toutes les victimes innocentes de
cette barbarie qui nous frappe. Mais je veux pardonner à ceux qui
actuellement ne savent pas ce qu'ils font, comme Jésus sur la croix a
pardonné au bon larron qui l'avait insulté. Je veux pardonner pour
ouvrir la possibilité d'une réconciliation, en oubliant le passé et en
regardant vers l'avenir.
Comment vit-on actuellement à Alep ?
Les images, vous les connaissez, vous les avez vues. Ces images de
destruction, de morts, jusqu'à 300 000 disparus, sans compter les
mercenaires qui nous attaquent. Mais il est aussi malheureux de vivre la
destruction d'une ville de trois millions d'habitants – même cinq
millions avec les banlieues – qui fut, pendant des siècles, à
l'avant-garde des grandes cités du Moyen-Orient, sur le plan industriel,
commercial, culturel… Du temps des Ottomans, Alep était la deuxième
ville la plus cosmopolite de cette partie du monde après Constantinople.
Neuf dénominations étrangères y avaient des colonies entre les XVIIe et
XIXe siècles. C'est pourquoi vous retrouvez parmi nous beaucoup de
patronymes étrangers – dont le mien, par exemple –, et il n'est pas rare
de tomber sur des gens qui parlent quatre langues. Quand vous êtes
cultivé, que vous connaissez l'histoire, vous souffrez encore plus de
cette dévastation. On parle de 1 600 usines détruites. Des milliers
d'ateliers, de commerces n'existent plus. Des centrales électriques, des
hôpitaux, des écoles, des églises, des couvents ne sont plus que
ruines. C'est une catastrophe. Je suis aleppin de souche. Pendant quinze
à vingt ans, j'ai travaillé pour l'avenir des jeunes en contribuant à
l'ouverture d'une école de formation aux métiers du tourisme, d'un
institut de business administration, d'une école d'infirmières ; nous
avions le projet d'un lycée de 1 200 élèves… Tout cela est perdu. Mes
souffrances sont terribles. Nous nous sentons oubliés. Nous avons
l'impression que tout le monde a de la valeur, sauf nous.
Avez-vous peur ?
Je préfère parler d'inquiétude. Nous sommes inquiets de l'issue des
conflits. Inquiets d'incursions de Daech et des forces rebelles sans foi
ni loi. Je ne suis pas proche du pouvoir en place, mais je crains que
la désintégration et la chute de ce régime ne provoquent une guerre
civile. Les institutions, l'armée, le ministère de l'Intérieur, les
tribunaux constituent une protection pour la population. Je ne suis pas
pour ou contre Bachar el-Assad, même si je considère que l'Occident doit
reconsidérer son jugement à son égard : il n'est pas aussi mauvais
qu'on le soutient ici. Je souhaite seulement une réconciliation, que
l'on trouve des points de rencontre afin de bâtir l'avenir.
Que dites-vous à ceux qui sont tentés par Daech ?
Que ce sont des terroristes qui n'ont aucune culture sociale du XXIe
siècle, qui ignorent que le monde a changé, qu'on ne peut plus vivre au
Moyen Âge, que les livres de Dieu doivent être interprétés dans le sens
de l'homme… Des versets du Coran stipulent qu'il ne faut pas faire le
moindre mal à une créature, aussi petite soit-elle.
Quel appel voulez-vous lancer aux Français ?
Je leur dis : si vous voulez vraiment aider les chrétiens en Syrie,
aidez-nous à rester chez nous ! Comment ? En finançant des projets de
développement, en poussant les belligérants à trouver une solution pour
la paix, en essayant d'empêcher qui que ce soit de terroriser la
population, en faisant tout pour que les gens ne partent pas… Nous avons
longtemps été abandonnés, et maintenant certains essaient de se
rattraper en transportant nos fidèles vers d'autres pays. Mais, en
agissant ainsi, ils vident la Syrie de ses forces vives, entravant,
après l'avoir détruite, sa reconstruction. C'est un second coup de
poignard dans le dos qui nous est donné. Nous estimons avoir une mission
dans ce pays où l'Église est née. La Syrie est une terre sainte qui a
donné naissance à l'apôtre Paul et qui a été baptisée par le sang de
millions de martyrs chrétiens. Ne l'oublions pas, ne l'oublions jamais !
(29-01-2016 - Propos recueillis par Jérôme Cordelier)
Lancé le 19 décembre 2011, "Si Proche Orient" est un blog d'information internationale. Sa mission est de couvrir l’actualité du Moyen-Orient et de l'Afrique du Nord avec un certain regard et de véhiculer partout dans le monde un point de vue pouvant amener au débat. "Si Proche Orient" porte sur l’actualité internationale de cette région un regard fait de diversité des opinions, de débats contradictoires et de confrontation des points de vue.Il propose un décryptage approfondi de l’actualité .
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