vendredi 22 janvier 2016

Tunisie: À Kasserine, une jeunesse "victime de la corruption et des promesses non tenues"

"Mon fils est une victime de la corruption, de la marginalisation et des promesses non tenues", accuse Othman Yahyaoui, le père du jeune chômeur dont le décès durant une manifestation à Kasserine (centre) a déclenché une vague de contestation sociale en Tunisie.
Ridha Yahyaoui, 28 ans, est mort électrocuté samedi dernier après être monté sur un poteau, alors qu'il protestait avec d'autres contre son retrait d'une liste d'embauches dans la fonction publique.
Après deux jours de protestations dans cette région défavorisée du centre du pays, où le taux de chômage atteint des sommets, la contestation s'est propagée à d'autres gouvernorats, sur le même thème de l'exclusion sociale.
A Kasserine, un haut responsable local a été limogé à la suite du décès, et une enquête a été ouverture sur les motifs de la modification de la liste d'embauches.
Mais pour le père, la cause est entendue. "S'il n'y avait pas de corruption, le nom de mon fils n'aurait jamais été rayé et il serait encore en vie! Tant qu'on continuera à recruter par +piston+, d'autres jeunes mourront comme lui", dit à l'AFP Othman, 65 ans, la voix étranglée par la colère.
Ce samedi "noir", il affirme que son fils, diplômé en électro-mécanique, a voulu rencontrer le gouverneur pour comprendre pourquoi sa promesse d'embauche s'était soudainement évaporée.
Mais sa demande a été ignorée, aboutissant à sa mort, ajoute Othman Yahyaoui, qui réside à Cité el-Karma, un des multiples quartiers pauvres de Kasserine, ville de plus de 80.000 habitants proche de la frontière algérienne.
"Si je n'obtiens pas la reconnaissance des droits de mon fils, je suis prêt à sacrifier d'autres membres de ma famille", prévient ce père de six autres garçons et deux filles.
Il réclame une indemnisation financière pour la mort de Ridha et qu'il soit reconnu par les autorités comme "martyr", au même titre que les 338 victimes de la répression sanglante du soulèvement de fin 2010-11 contre le régime agonisant de Zine el Abidine Ben Ali, ou celles du terrorisme.
Depuis samedi, Othman Yahyaoui participe, au milieu de centaines d'autres, aux protestations quotidiennes devant le siège du gouvernorat, sous un important dispositif de sécurité.


- "Jeunesse pauvre" -
Mehrez, 36 ans, un frère du défunt dont il brandit le portrait, impute lui aussi le décès de Ridha au "désintérêt de l'Etat pour cette région marginalisée, depuis des décennies".
"La situation sociale est très difficile", soupire le trentenaire, lui-même au chômage.
Selon lui, les autorités poussent "la jeunesse pauvre à s'orienter vers le trafic de la drogue ou le terrorisme", une allusion aux milliers de jeunes tunisiens ayant rejoint les rangs d'organisations jihadistes comme le groupe Etat islamique (EI), en Syrie, en Irak et en Libye voisine.
Ce sentiment est largement partagé parmi la jeunesse de Kasserine, cité où la pauvreté saute aux yeux, entre rues mal entretenues, quartiers surpeuplés et logements décatis.
"Nous sommes une bonne cible pour les groupes terroristes. On est dans un tel état de pessimisme, de dégoût et de désespoir qu'on pourrait même suivre le diable pour sortir de cette misère", lance Ibrahim, 24 ans, qui porte des chaussures hors d'usage.


- "Les politiciens n'ont rien compris" -
"Nous subissons trop d'injustice, nous sommes incapables d'en supporter plus. Ras le bol!", s'exclame Faouzia Rtibi, titulaire d'une licence de philosophie. Au chômage depuis trois ans, elle se dit prête à travailler pour 200 dinars par mois (90 euros), afin de pouvoir soigner sa mère malade.
Sur le sentiment de déjà-vu, cinq ans après l'immolation du vendeur ambulant Mohammed Bouazizi à Sidi Bouzid, point de départ de la révolution, Slim, 27 ans, y voit la preuve que "nos politiciens n'ont rien compris".
"Je pense qu'il est temps de leur faire comprendre et de les dégager!", assène-t-il, alors qu'il bloque, avec des dizaines d'autres, le visage à moitié caché par un foulard, la route principale du centre-ville en brûlant des pneus.
"Travail! Liberté! Dignité nationale!", crie le groupe, en répétant le slogan phare de la révolution ayant chassé Zine El Abidine Ben Ali du pouvoir après 23 ans de règne sans partage.


"Saccages et pillages" dans le Grand Tunis, 16 arrestations
Seize personnes ont été interpellées dans la nuit à la suite de "saccages et pillages" dans un quartier populaire du Grand Tunis, en marge de la vague de contestation sociale en cours en Tunisie, ont affirmé vendredi matin les autorités.
"A la suite d'actes de saccages et de pillages de commerces et de banques à Cité Ettadhamen", un quartier populaire du nord-ouest de l'agglomération, les forces de l'ordre "ont arrêté 16 personnes", a déclaré un haut responsable de la Garde nationale (gendarmerie), Khalifa Chibani, sur Mosaïque FM.
Selon lui, des heurts ont opposé "jusqu'à 05H00 du matin des unités de la Garde nationale à des personnes cagoulées".
En début de matinée, une journaliste de l'AFP sur place a pu constater que deux magasins d'électroménager ainsi qu'une agence bancaire avaient été saccagés sur l'avenue principale du quartier. Un abri de police a également été brûlé.
Des témoins ont également évoqué l'oeuvre "de casseurs".
Interrogé par l'AFP, le porte-parole du ministère de l'Intérieur, Walid Louguini, a confirmé les arrestations et dénoncé une "tentative de la part de criminels de profiter de la situation".
"Nous sommes avec les manifestants pacifiques, mais les autres actes, les violences contre les biens publics et privés seront sévèrement punis", a-t-il prévenu.
La Tunisie connaît depuis le début de la semaine un mouvement de contestation sociale, parti de la région défavorisée de Kasserine (centre) pour se propager à d'autres gouvernorats du pays.
Des accrochages ont eu lieu dans plusieurs villes entre manifestants et forces de l'ordre, qui ont notamment répliqué aux jets de pierre par des tirs de gaz lacrymogène.
Au moins "trois postes de police ont été attaqués" au cours des dernières 24 heures et 42 membres des forces de l'ordre blessés, selon le ministère de l'Intérieur.
Selon M. Louguini, la situation était "plutôt calme" vendredi matin.
Comme les jours précédents, plusieurs centaines de personnes se sont rassemblées en milieu de matinée devant le gouvernorat de Kasserine pour demander une réponse à leurs revendications, sous une présence sécuritaire moins visible que la veille, d'après une journaliste de l'AFP.
Des jeunes, qui ont passé la nuit dans une salle de réunion située en face du bâtiment, ont exprimé leur détermination à poursuivre leur mouvement de contestation.

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