Le Docteur Samah Jabr, née à Jérusalem-Est, vit à Shufat en banlieue de
Jérusalem et travaille en Cisjordanie. Issue de la première promotion en
médecine de l’université palestinienne d’Al Quds (Jérusalem), elle est
l’une des vingt psychiatres à pratiquer actuellement en Cisjordanie.
Parallèlement à ses activités professionnelles, Samah Jabr écrit
régulièrement des chroniques dans la presse internationale depuis la fin
des années 1990. Elle a bien voulu répondre à nos questions.
Docteur Samah Jabr, vous êtes connue par vos initiatives au
niveau international et votre engagement dans le mouvement national
palestinien, mais vous êtes également médecin et psychiatre. Comment
souhaiteriez-vous vous présenter, en quelques mots ?
Je suis palestinienne, musulmane, médecin, psychiatre et
psychothérapeute. Être professionnelle de la santé m’a fourni une
sensibilité plus forte et des moyens en plus à utiliser dans ma modeste
contribution pour lutter contre l’occupation de la Palestine. Ce devoir
est non seulement naturel et instinctif pour une Palestinienne native,
mais aussi une position éthique professionnelle adoptée envers toute la
violence que l’occupation impose à la terre, au corps et à l’esprit des
Palestiniens. L’occupation est une crise sur plan sanitaire comme elle
l’est sur le plan politique.
L’histoire des familles palestiniennes se confond certainement avec
celle d’une dépossession, oppression et occupation vécue au niveau de
toute une société, mais quelle est l’histoire de votre famille ?
Êtes-vous jérusalémite de longue date ?
Je suis née à Jérusalem et à l’exception des années de formation
postdoctorale, j’ai toujours vécu à Jérusalem - comme résidente
temporaire comme tous les Palestiniens de Jérusalem. Je suis citoyenne
de nulle part. Mon grand-père paternel s’est rendu à Jérusalem pour de
meilleures conditions de vie, venant d’un village près de Naplouse
appelé Kifel Hares. Il a travaillé dur pour acheter des terres dans le
village, mais la plupart de ces terres ont été plus tard confisquées
pour l’extension de la colonie israélienne d’Ariel.
Ma mère avait 3 ans quand sa famille a été déplacée de Jaffa en 1948.
Ils ont eu plus de chance que d’autres réfugiés, car au lieu de se
retrouver dans un camp, ils se sont installés à Jérusalem car mon
grand-père était un homme instruit et il a obtenu un poste de directeur
dans l’école d’un orphelinat, ainsi qu’une belle maison dans la vieille
ville. Sous le mandat britannique mon grand-père avait été emprisonné
pour son implication dans une grève.
La belle maison familiale avec une vue sur la mosquée a été saisie et
scellée par les Israéliens en 1969, comme punition pour la participation
présumée d’un de mes oncles, qui avait alors 17 ans, dans un attentat
contre un autobus israélien. Cet oncle est resté en prison jusqu’au
milieu des années 80, moment où il a finalement été échangé avec un
soldat israélien, puis exilé depuis lors. J’ai grandi dans une maison où
l’éducation était encouragée et où on nous surprotégeait face à
l’engagement politique. Mon père, un éducateur, estimait que ce serait à
travers leur profession que ses enfants seraient le mieux en mesure de
servir la Palestine.
De par votre profession, vous êtes directement confrontée aux
traumatismes, voir aux ravages psychologiques causés par l’occupation
coloniale la plus longue (et probablement la plus impitoyable) dans
l’histoire moderne. Votre métier ne vous fait-il que traiter des
pathologies liées à cette oppression ? Et est-il toujours possible
d’établir une claire distinction entre ce qui en est la conséquence et
ce qui ne l’est pas ?
Dans ma pratique, je rencontre habituellement une image mélangée,
dynamique, d’une souffrance qui incorpore le personnel et le politique,
l’individuel et le collectif. Une femme souffrant d’une maladie
biologiquement déterminée, comme le trouble bipolaire, pourra éprouver
plus de rechutes avec le meurtre de son enfant, la détention de son
mari, et la démolition de sa maison. Un toxicomane peut être facilement
manipulé pour devenir un collaborateur. Le modèle biopsychosocial qui
suggère que la santé ou la maladie est une interaction de facteurs
biologiques, psychologiques et sociaux, devrait donner une marge
importante pour l’intégration de la violation des droits humains et le
traitement injuste subi par les Palestiniens.
Il est vrai que l’occupation nuit à tous les aspects de la vie
palestinienne - l’économie, la santé, l’éducation, la législation etc.
Mais l’occupation n’est pas la seule oppression dans la vie
palestinienne. Le manque de démocratie, la polarisation politique, la
corruption, le népotisme, les inégalités entre les sexes et les
distinctions selon l’appartenance sociale, sont d’autres maladies
sociales qui se perpétuent sous l’occupation et qui affectent la qualité
de vie et le bien-être des personnes, comme la façon dont les
Palestiniens se rapportent à l’autre, même en dehors de la population
médicalement traitée.
IVous avez à plusieurs reprises cité l’exemple des enfants
(garçons) prenant peu à peu dans la famille la place du père emprisonné,
avec tous les problèmes que cela crée au moment du retour, quand il se
produit... Dans un cas comme celui-ci, vous avez certainement été
obligée d’intégrer la famille dans votre traitement. Comment avez-vous
procédé ? Votre intervention a-t-elle été bien perçue et bénéfique ?
Les interventions familiales sont généralement appropriées et bénéfiques
dans la communauté palestinienne pour plusieurs raisons. Les
Palestiniens sont une communauté, un collectif qui partage un récit
national et une mémoire commune, et la cohésion de la famille est
largement considérée comme un élément de protection face à l’occupation.
Voilà pourquoi cet élément est systématiquement pris pour cible par les
politiques de l’occupation, comme les attaques et les humiliations des
pères devant leurs enfants aux points de contrôle, quand ceux-ci ne
parviennent pas à protéger leurs enfants contre les agressions des
soldats, ni ne parviennent à subvenir aux besoins de leurs familles.
Dans certains cas, les Israéliens arrivent à transformer en
collaborateurs des membres de familles de militants. Ces politiques
endommagent la structure familiale et brisent la cohésion sociale de
notre peuple.
Les hommes qui ont été torturés et ont disparu pendant des années
derrière les barreaux reviennent à la communauté avec un aspect
extérieur problématique et des vulnérabilités cachées. Ceux qui les
côtoient à la maison peuvent voir leurs faiblesses et reprendre sur eux
la souffrance du père. Il est plus fréquent dans ma pratique
professionnelle de voir une femme dépressive, une fille anxieuse, ou un
garçon désadapté se présenter pour un traitement comme patient
identifié, alors que j’apprends ensuite que le père se réveille en
criant au milieu de la nuit, qu’il est en permanence irritable et passe
ses journées à fumer et à regarder les informations - parce que souvent
le fils ainé a rempli son rôle. Ce père - avec le statut social de héros
national - ne viendra pas voir un thérapeute pour un traitement pour
lui-même, mais sera prêt à venir dans le cadre de la famille pour le
traitement du patient identifié. Et une fois que la famille est
présente, nous concentrons notre attention sur la famille en tant que
système, mettant à l’épreuve leurs points de force, ainsi que
l’interaction et la communication entre ses membres qui entrainent une
confusion dans les rôles et pourraient rendre la famille
dysfonctionnelle ou symptomatique.
L’occupant est, à proprement parler, responsable à grande échelle
de souffrances psychologiques et mentales. Comment arrivez-vous à gérer
un tel contexte ? Qu’est-ce qui vous fait poursuivre sur cette voie, en
dépit de toutes les difficultés ?
Je tente de gérer cela en répartissant mes efforts entre faire face aux
conséquences et faire ce que je peux pour contrecarrer la cause de la
souffrance. En plus de mon vaste travail clinique et d’enseignement,
ainsi que ma contribution au développement des services de santé mentale
en Palestine, j’écris et m’exprime souvent à travers les médias publics
pour sensibiliser l’opinion au niveau local et international sur la
façon dont les politiques de l’occupation blessent l’esprit et l’état
moral de la communauté palestinienne. Je tente de contrecarrer la
propagande dont sont victimes les Palestiniens et qui encourage un
silence au niveau international sur ce qui se passe en Palestine.
Je tente de promouvoir la solidarité avec les Palestiniens auprès de
ceux qui se battent pour la justice comme à un niveau professionnel,
parce que je crois que pour les opprimés, la solidarité est plus
appropriée que les médicaments ou la thérapie. La solidarité avec les
Palestiniens, alors que ceux-ci ont été déshumanisés par l’occupation,
donnent de la valeur à ce qu’ils endurent et maintient leur croyance en
la bonté du monde. En conclusion la solidarité les protège contre
l’insensibilisation ou la radicalisation.
Écrire me permet de lutter contre le sentiment d’impuissance et me
permet d’organiser mes pensées et sentiments. C’est donner la parole à
ce que je ressens ou témoigner de ce que j’apprends à travers mes
patients. J’ai aussi été aidée par des personnes qui ont eu de
l’importance pour moi, qui m’ont inspirée et aidée dans la voie qui est
la mienne.
Parlons maintenant sur un plan politique plus général. Le
soulèvement en cours dans les territoires sous occupation, est
essentiellement le fait de la jeunesse. S’agit-il d’une nouvelle
génération de résistance, en gestation de plusieurs années et
apparaissant en pleine lumière aujourd’hui ? Ou est-ce juste une
perception simplificatrice, depuis l’extérieur de la Palestine ?
Je ne pense pas que ce qui se passe aujourd’hui est un phénomène nouveau
dans la lutte des Palestiniens, même si cela prend une forme
différente. Tout au long de l’occupation et même avant, sous le mandat
britannique, il y a toujours eu des gens pour résister au nom de la
communauté. Cette résistance a pris différentes formes à différentes
périodes dans l’histoire. Chaque fois que les partis politiques ont fait
marche arrière, la résistance a pris une forme moins organisée, comme
un phénomène populaire spontané.
La première Intifada était une réaction à la situation des Palestiniens
au Liban dans les années quatre-vingt. La deuxième Intifada a été en
réaction à l’échec du sommet de Camp David. Elle a commencé comme un
soulèvement populaire mais a ensuite été rapidement accaparée par des
militants en armes. Les événements actuels - qui ne sont pas encore un
mouvement - sont une réaction au processus de paix défunt, au danger
croissant posé par les colons, à la déception à l’égard de la direction
palestinienne et à l’antagonisme qui prévaut entre les principaux partis
palestiniens.
Ce mouvement est dirigé par des jeunes qui sont pour la plupart sans
affiliation à un parti. Ce mouvement est désorganisé et spontané. Ses
actions sont généralement décidées sur le terrain, en réaction à la
perte d’amis ou de connaissances. Les partis politiques tentent de
surfer sur cette vague actuelle de la résistance. Le parti dominant
brandit ses drapeaux et imprime des affiches pour les martyrs
transformés en icônes, afin de s’approprier les sacrifices de certains
d’entre eux et masquer les manquements de l’Autorité palestinienne à
réagir à la situation. Mais les coups portés par l’occupation et ses
sous-traitants sont si durs qu’ils ont un impact sur tous les mouvements
de résistance sérieuse.
Les coûts individuels sont trop lourds dans le moment actuel. Notre
leadership abandonne les familles endeuillées et les affligés. Il y a
une empathie encore craintive et pas encore suffisamment de soutien
populaire ou de mobilisation pour construire quelque chose sur les
initiatives de ceux qui se battent, pour rendre leur lutte plus efficace
et impliquer un plus grand nombre de personnes dans des actions moins
dangereuses, pour construire un mouvement populaire identique à celui de
la première Intifada.
Il est d’usage de parler d’une période « post-Oslo », d’une rupture
consommée avec ce qui s’avère avoir été principalement un outil de
renforcement et d’extension de l’occupation. Mais quelles seraient les
conséquences sur le plan économique et sociétal, d’un démantèlement de
l’Autorité palestinienne ? A quel prix un tel bouleversement pourrait-il
être assimilé par la société palestinienne ?
L’Autorité palestinienne (AP) a malheureusement assuré plus de sécurité à
l’expansion de la colonisation israélienne et a affaibli la résistance
et la ténacité des Palestiniens. L’AP a mis sur pied une large
communauté d’employés gouvernementaux ou non gouvernementaux qui
dépendent financièrement des fonds internationaux, et qui peuvent être
soudoyés pour leur opinion politique. L’Autorité palestinienne n’a pas
réussi à faire vivre des projets économiques ou de développement qui
contribuent à l’autonomie palestinienne. L’AP a façonné la plupart des
partis politiques en caricatures de partis qui jouent le rôle d’ombres
de l’Autorité et dénoncent ceux qui refusent ce jeu. L’Autorité parle à
présent de la présence de Daesh en Cisjordanie, trouvant là un prétexte
pour maintenir sa propre survie.
Je ne veux pas que l’Autorité soit démantelée, mais je souhaite qu’elle
soit profondément réformée et dirigée par une Organisation de Libération
de la Palestine (OLP) rénovée, pluraliste et représentative. Mon
souhait est que nous ayons un gouvernement démocratique dont le projet
sera de libérer la Palestine et non pas de domestiquer les Palestiniens
afin qu’ils se soumettent totalement à l’occupation. Si cela ne se
produit pas, alors que l’Autorité - qui se soucie plus de l’intérêt de
l’occupation que de son propre peuple - soit démantelée. Ce qui
permettra aux Palestiniens de poursuivre leur lutte contre l’occupation
sans restriction par des mains palestiniennes et placera l’occupation
face à ses propres responsabilités envers la nation occupée et la
laissera - sans la protection de médiateurs palestiniens - face aux
conséquences de ses politiques brutales envers les Palestiniens.
Vous qui connaissez de près le mouvement international de
solidarité, quelles seraient les plus fortes recommandations que vous
auriez à lui faire ? Quelles devraient être ses priorités ?
Les militants de la solidarité doivent s’unir et créer un réseau au
niveau local et international, s’épargner la répétition des mêmes
efforts et un gaspillage de ressources. Les activités de solidarité
doivent être permanentes et non seulement en réaction aux crises. Les
militants de la solidarité devraient lutter pour le changement politique
et pas seulement pour répondre aux besoins humanitaires des
Palestiniens. Les efforts de solidarité devraient faire en sorte que la
question des droits des Palestiniens puisse franchir la distance la
séparant des médias sociaux vers les médias traditionnels, allant des
mouvements populaires déjà convaincus jusqu’à la solidarité dans les
syndicats et parmi les députés dans les parlements. Un mouvement de
solidarité internationale doit être coordonné avec les partenaires
palestiniens et selon un plan stratégique en direction d’objectifs
communs, dont le premier est de mettre fin à l’occupation. Construire
cette solidarité est une tâche difficile, mais les gens peuvent être
formés et soutenus pour y parvenir. Les personnes dans les mouvements de
solidarité peuvent endurer des menaces sur leurs intérêts personnels et
en conséquence un épuisement psychologique, et elles doivent prendre
soin de chercher un soutien approprié pour elles-mêmes en cas de besoin.
Vous avez vécu en France plusieurs années puisque vous y avez fait
une partie de vos études. Quel souvenir, quelle perception gardez-vous
de la société française ? Que ce soit par rapport à la question
palestinienne ou en général ?
Je suis arrivée en France sans en parler la langue, en tant que femme
musulmane portant le foulard. J’ai vécu une hostilité considérable et
été de fait empêchée d’étudier pendant plusieurs mois jusqu’à ce que
j’obtienne, grâce à l’intervention d’amis juristes, la permission du
ministère des Affaires étrangères de poursuivre ma formation avec mon
foulard. Étant Palestinienne, j’ai une sensibilité spéciale pour
ressentir la discrimination et le racisme institutionnalisé, et je
pouvais facilement les détecter dans les politiques et les discours des
médias dans de nombreux domaines. Non seulement en ce qui concerne la
Palestine et le fait qu’en France, la cause palestinienne est présentée
comme une manifestation d’antisémitisme, mais aussi dans la couverture
médiatique des événements dans les banlieues, dans la loi sur «
l’enseignement de l’aspect positif de la colonisation française » en
Afrique, et dans la culture islamophobe.
Mais j’ai également fait aussi en France de magnifiques rencontres
personnelles avec des personnes qui m’ont soutenu socialement et
professionnellement, qui ont créé un espace pour moi en France et ainsi
trouvé, pour toujours, leur propre place dans mon cœur et mon esprit.
Et enfin une dernière question ... Comment voyez-vous l’avenir ?
Il semble sombre. Le discours génocidaire est clairement audible parmi
les Israéliens, qui jouissent d’une impunité complète et réduisent au
silence toute voix d’opposition. Mais il y aura toujours des
Palestiniens qui lutteront pour les droits des Palestiniens, en dépit de
tous les sacrifices. Il y aura toujours des militants internationaux
qui seront solidaires des Palestiniens dans les moments les plus
sombres. La politique de l’occupation est de déplacer la majorité des
Palestiniens et de réduire et conditionner au désespoir ceux qui
restent. La capacité de quelques-uns d’entre nous à résister indique que
les Palestiniens sont toujours en vie en tant que nation, qu’ils sont
prêts à maintenir vivante la lutte palestinienne pour la libération, et
continuent à espérer un tournant politique crucial qui aidera les
Palestiniens à imposer leur libération nationale. Nous ne renoncerons
pas et l’occupation n’aura jamais ni paix ni légitimité.
Propos recueillis par info-palestine.eu
Samedi, 02 janvier 2016
Lancé le 19 décembre 2011, "Si Proche Orient" est un blog d'information internationale. Sa mission est de couvrir l’actualité du Moyen-Orient et de l'Afrique du Nord avec un certain regard et de véhiculer partout dans le monde un point de vue pouvant amener au débat. "Si Proche Orient" porte sur l’actualité internationale de cette région un regard fait de diversité des opinions, de débats contradictoires et de confrontation des points de vue.Il propose un décryptage approfondi de l’actualité .
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