Tunis, à quelques foulées de la place Pasteur, on se réchauffe en
terrasse. Le soleil illumine ce café sans affèterie. Belhassem et Hathem
font durer le café. Ils sont sans emploi depuis le début du couvre-feu.
Le premier, 30 ans, fait office de caissier dans un cabaret. Il est
détenteur d'une licence en multimédias. Faute de job en lien avec ses
études supérieures, il vivote en journalier. Depuis six jours, il n'a
pas gagné un dinar. Réticent à parler, il accepte car il a "le cœur
plein".
"Les recruteurs visent les plus faibles"
"Avec cette mesure, tout le monde sera encore plus fauché", dit-il, les
mains posées sur la table. Il vit dans un quartier populaire en bordure
de Tunis. "Normal que le terrorisme touche les jeunes !" dit-il. Et
d'égrener les maux tunisiens : "Les gens sont très pauvres, il y a le
chômage, pas de niveau intellectuel, des conditions de vie déplorables,
sans eau ni électricité…" ; "Les recruteurs visent les plus faibles,
ceux dont les familles meurent de faim, ils les payent, alors les plus
vulnérables acceptent". Pour lui, "ce n'est pas une excuse la pauvreté,
mais cela fonctionne comme ça". Son compagnon de chômage technique,
Hathem, cumule deux boulots dans deux cafés. Il sert les chichas. Le
premier établissement ferme ses portes à 21 heures. Le second, à Bab
Khadra, reste ouvert jusqu'à une heure du matin car "il est dans une
ruelle où la police ne peut pas entrer". Il tient à préciser que "le
café est complet". Avec le couvre-feu, il a perdu la moitié de ses
revenus. Il s'inquiète pour l'hiver. Il "ne regrette pas Ben Ali, car il
nous a trahis". Il ne "regarde plus les informations, ça fait quatre
ans que les politiciens baratinent les mêmes choses". Il en a marre de
"devoir regarder des choses qui font mal au cœur, que de la misère,
partout". Il en est arrivé à un point ou il "ne regarde même plus le
foot". Belhassem explique que "la patrie, la nation, c'est ce qu'on note
dans les cahiers à l'école, mais ce n'est pas dans les cœurs".
"Si c'était mon fils, je l'aurais dénoncé tout de suite !"
Souk El Attarine. Un enchevêtrement de petits marchands s'aligne de
chaque côté d'une rue étroite, de guingois, qui chemine vers la mosquée
Zitouna. Poissons frais à prix raisonnés, viandes, jeans et baskets
venus de Chine où de Turquie, produits d'entretien et cigarettes de
contrebande : le cœur commerçant du Vieux Tunis bat ici. Akila, 42 ans,
combat le froid accentué par la glace qui sert de lit à ses poissons
avec un épais survêt', un volumineux chandail. "Depuis l'explosion,
c'est mort", confie-t-elle en évidant un rouget. Il est seize heures,
les passants sont rares, les clients encore plus. "La cause du
terrorisme, c'est l'environnement, l'éducation, les mauvaises
fréquentations qui jouent un grand rôle." Le kamikaze avait prévenu sa
mère qu'il se ferait sauter dans les 48 heures. "Si c'était mon fils, je
l'aurais dénoncé tout de suite !". Des requins en peluche tournoient au
plafond, à côté d'un trou par lequel se faufile la prise qui permet
d'éclairer sa petite boutique. Feriha, un pliant à la main, sort de la
mosquée. Cette sexagénaire ne mâche pas ses mots : "Si mon fils m'avait
dit qu'il allait tuer, j'aurais construit un mur de pierres autour de ma
maison." "S'il veut mourir, qu'il meure seul !" Très pieuse, elle
parsème sa conversation de versets du Coran. "On n'a pas le droit de
tuer ses frères musulmans, ni ceux des autres religions, c'est interdit
de faire des victimes, des orphelins", dit cette Mamma tunisienne
choquée par les images des enfants des victimes du bus. Si elle regarde
toutes les chaînes de télévision, elle "en a marre de cette tragédie
diffusée du matin au soir". "Ni la faim, ni la pauvreté, ni la misère,
ni l'inculture ne sont des excuses au terrorisme", poursuit-elle, propos
entendu à peu près partout. Depuis l'attentat, elle a regroupé dans son
petit appartement sa fille, son fils et ses enfants. "Tout le monde
reste à la maison sauf mon fils, militaire à la caserne de La Ouina."
Feriha a voté Ennahda en 2011, "pour la liberté du port du voile", puis
Nidaa Tounes et Béji Caïd Essebsi. Elle tend un index vengeur : "plutôt
me couper le doigt que de revoter pour lui !"
"Sous Ben Ali, le terrorisme existait mais c'était caché"
Sur le quai de la station de tramway, station Med Ali, Aziz patiente.
Dans son costume froissé, ce directeur d'école "rentre bien avant 21
heures". À ses yeux, habitués à fréquenter la jeunesse, "il y a deux
causes à la propagation des idées de Daech : l'ignorance en premier lieu
puis la pauvreté". Il regrette Ben Ali tout en disant "que le
terrorisme existait mais c'était caché". Il regrette son vote Nidaa
Tounes, pointant "l'absence de résultats, la guerre interne qu'ils se
livrent et les failles sécuritaires constatées depuis l'attentat du
Bardo". Emmitouflée, écharpes et manteau molletonné, une jeune
couturière guette son transport. Elle est sans opinion même "si ça fait
mal au cœur". Elle ne regrette ni Ben Ali ni Ennahda ni BCE. "Je ne sors
jamais après le boulot alors le couvre-feu...", dit-elle en faisant un
geste ad hoc. Et de s'engouffrer dans la rame qui vient de s'arrêter.
Au Bardo, "c'est le troisième attentat…"
Dans cette gargote située face à l'Assemblée des représentants du peuple
(ARP), on commente – comme un habitué – le terrorisme. Le 18 mars
dernier, le musée, attenant au Parlement, était attaqué par deux jeunes
hommes, faisant vingt-deux morts. Kaïs bosse à la Steg, l'EDF
tunisienne. Chechia rouge, le couvre-chef national, et veste de bure, il
ne s'avoue "pas surpris car le gouvernement ne réagit pas". Autour de
lui, on opine. Cet électeur d'Ennahda ne regrette pas "Ben Ali car les
attentats de Slimane et Djerba ont prouvé que le terrorisme existait
déjà en Tunisie". Et d'ajouter que "les médias se taisaient, que les
journalistes étrangers étaient chassés". Et de citer Al Jazeera, "viré
du pays". Huit mois après le carnage qui a endeuillé cette banlieue, la
surveillance du Bardo est optimale. Véhicules de police figés devant les
grilles cadenassées, barrières, hommes en armes.
Cité Halel, "le couvre-feu, c'est toute l'année"
Najoua tient une petite papeterie dans ce quartier, euphémisme, qualifié
de "difficile". Des comme celui-ci, il y en a une douzaine qui
ceinturent la capitale. On les trouve en bordure des grands axes qui
relient les banlieues entre elles. L'afflux de population venue des
régions sans emploi a provoqué cet urbanisme forcé, forcené. Voilée
comme la plupart des femmes et adolescentes, par conviction ou par
pression sociale, cette trentenaire confie que "le couvre-feu, c'est
tous les jours pour moi : avec les bandits qui volent et qui violent, je
n'ai pas le choix, je rentre tôt". Sous Ben Ali, "le quartier était
aussi dangereux, la police n'ose pas venir". Elle évoque les bagarres
entre hommes mais aussi entre femmes, l'alcool, la drogue, un mari
"chômeur professionnel qui cherche du travail au café toute la journée…"
Elle a 32 ans mais en paraît dix de plus. Usée. Elle n'a pas voté et ne
votera pas. "Pourquoi faire… ?"
Rue des chaises vides, La Goulette
La rue Franklin Roosevelt est l'une des plus animées du Grand Tunis. Des
restaurants populaires côtoient quelques adresses de référence, le Café
Vert notamment. Du moins au plus cher, on peut s'offrir une friture,
une dorade. À pas même 19 heures, certains ont déjà baissé le rideau de
fer. Les autres affichent des salles combles de chaises vides. Personne.
Violemment frappés par l'effondrement du tourisme, depuis les attentats
du Bardo et surtout de Sousse qui fût le coup de grâce, les patrons,
petits ou grands, font les comptes. Et ce n'est pas bon. "Le couvre-feu
débute à 21 heures, ce qui veut dire qu'à 20 heures maximum, c'est
terminé", confie un cafetier. La nuit d'avant, la police a effectué une
descente dans un pâté de maisons voisin. L'avant-veille, c'était au
Kram. Où une jeune femme qui confie ses "vingt-cinq ans" mais refuse de
dire son prénom ramène ses enfants de l'école. Elle porte le niqab
depuis que son mari le lui a demandé. "Dans mon quartier, personne ne
m'embête avec ça mais si je vais à Tunis, les gens me regardent." Alors
elle ne quitte plus le Kram. Elle n'a pas voté, ne s'est pas inscrite
sur les listes électorales. Son mari n'a pas voulu et elle trouve cela
très bien. La nuit est tombée, on tente de trouver un taxi pour rentrer
chez soi. Ambiance "Dernier métro" dans le Grand Tunis. Dans un hôtel du
centre, on proposera une soirée "couvre-feu". Faire la fête de 21
heures à 5 heures du matin sans quitter les lieux. On s'organise. Les
débits d'alcool, qui ferment à 19 h 30 le plus souvent, n'ont pas
constaté de baisse de leur chiffre d'affaires. Un trentenaire, massif,
vient acheter vingt Celtia, la bière tunisienne. Il est déjà venu ce
matin. Il pointe du doigt le vendeur : "Tu vois, lui, je le rencontre
plus souvent que ma famille." La vie…
(01-12-2015 - Benoît Delmas)
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