mardi 1 décembre 2015

Tunisie : "La misère n'est pas une excuse" (Benoît Delmas)

Tunis, à quelques foulées de la place Pasteur, on se réchauffe en terrasse. Le soleil illumine ce café sans affèterie. Belhassem et Hathem font durer le café. Ils sont sans emploi depuis le début du couvre-feu. Le premier, 30 ans, fait office de caissier dans un cabaret. Il est détenteur d'une licence en multimédias. Faute de job en lien avec ses études supérieures, il vivote en journalier. Depuis six jours, il n'a pas gagné un dinar. Réticent à parler, il accepte car il a "le cœur plein".

"Les recruteurs visent les plus faibles"
"Avec cette mesure, tout le monde sera encore plus fauché", dit-il, les mains posées sur la table. Il vit dans un quartier populaire en bordure de Tunis. "Normal que le terrorisme touche les jeunes !" dit-il. Et d'égrener les maux tunisiens : "Les gens sont très pauvres, il y a le chômage, pas de niveau intellectuel, des conditions de vie déplorables, sans eau ni électricité…" ; "Les recruteurs visent les plus faibles, ceux dont les familles meurent de faim, ils les payent, alors les plus vulnérables acceptent". Pour lui, "ce n'est pas une excuse la pauvreté, mais cela fonctionne comme ça". Son compagnon de chômage technique, Hathem, cumule deux boulots dans deux cafés. Il sert les chichas. Le premier établissement ferme ses portes à 21 heures. Le second, à Bab Khadra, reste ouvert jusqu'à une heure du matin car "il est dans une ruelle où la police ne peut pas entrer". Il tient à préciser que "le café est complet". Avec le couvre-feu, il a perdu la moitié de ses revenus. Il s'inquiète pour l'hiver. Il "ne regrette pas Ben Ali, car il nous a trahis". Il ne "regarde plus les informations, ça fait quatre ans que les politiciens baratinent les mêmes choses". Il en a marre de "devoir regarder des choses qui font mal au cœur, que de la misère, partout". Il en est arrivé à un point ou il "ne regarde même plus le foot". Belhassem explique que "la patrie, la nation, c'est ce qu'on note dans les cahiers à l'école, mais ce n'est pas dans les cœurs".


"Si c'était mon fils, je l'aurais dénoncé tout de suite !"
Souk El Attarine. Un enchevêtrement de petits marchands s'aligne de chaque côté d'une rue étroite, de guingois, qui chemine vers la mosquée Zitouna. Poissons frais à prix raisonnés, viandes, jeans et baskets venus de Chine où de Turquie, produits d'entretien et cigarettes de contrebande : le cœur commerçant du Vieux Tunis bat ici. Akila, 42 ans, combat le froid accentué par la glace qui sert de lit à ses poissons avec un épais survêt', un volumineux chandail. "Depuis l'explosion, c'est mort", confie-t-elle en évidant un rouget. Il est seize heures, les passants sont rares, les clients encore plus. "La cause du terrorisme, c'est l'environnement, l'éducation, les mauvaises fréquentations qui jouent un grand rôle." Le kamikaze avait prévenu sa mère qu'il se ferait sauter dans les 48 heures. "Si c'était mon fils, je l'aurais dénoncé tout de suite !". Des requins en peluche tournoient au plafond, à côté d'un trou par lequel se faufile la prise qui permet d'éclairer sa petite boutique. Feriha, un pliant à la main, sort de la mosquée. Cette sexagénaire ne mâche pas ses mots : "Si mon fils m'avait dit qu'il allait tuer, j'aurais construit un mur de pierres autour de ma maison." "S'il veut mourir, qu'il meure seul !" Très pieuse, elle parsème sa conversation de versets du Coran. "On n'a pas le droit de tuer ses frères musulmans, ni ceux des autres religions, c'est interdit de faire des victimes, des orphelins", dit cette Mamma tunisienne choquée par les images des enfants des victimes du bus. Si elle regarde toutes les chaînes de télévision, elle "en a marre de cette tragédie diffusée du matin au soir". "Ni la faim, ni la pauvreté, ni la misère, ni l'inculture ne sont des excuses au terrorisme", poursuit-elle, propos entendu à peu près partout. Depuis l'attentat, elle a regroupé dans son petit appartement sa fille, son fils et ses enfants. "Tout le monde reste à la maison sauf mon fils, militaire à la caserne de La Ouina." Feriha a voté Ennahda en 2011, "pour la liberté du port du voile", puis Nidaa Tounes et Béji Caïd Essebsi. Elle tend un index vengeur : "plutôt me couper le doigt que de revoter pour lui !"


"Sous Ben Ali, le terrorisme existait mais c'était caché"
Sur le quai de la station de tramway, station Med Ali, Aziz patiente. Dans son costume froissé, ce directeur d'école "rentre bien avant 21 heures". À ses yeux, habitués à fréquenter la jeunesse, "il y a deux causes à la propagation des idées de Daech : l'ignorance en premier lieu puis la pauvreté". Il regrette Ben Ali tout en disant "que le terrorisme existait mais c'était caché". Il regrette son vote Nidaa Tounes, pointant "l'absence de résultats, la guerre interne qu'ils se livrent et les failles sécuritaires constatées depuis l'attentat du Bardo". Emmitouflée, écharpes et manteau molletonné, une jeune couturière guette son transport. Elle est sans opinion même "si ça fait mal au cœur". Elle ne regrette ni Ben Ali ni Ennahda ni BCE. "Je ne sors jamais après le boulot alors le couvre-feu...", dit-elle en faisant un geste ad hoc. Et de s'engouffrer dans la rame qui vient de s'arrêter.


Au Bardo, "c'est le troisième attentat…"
Dans cette gargote située face à l'Assemblée des représentants du peuple (ARP), on commente – comme un habitué – le terrorisme. Le 18 mars dernier, le musée, attenant au Parlement, était attaqué par deux jeunes hommes, faisant vingt-deux morts. Kaïs bosse à la Steg, l'EDF tunisienne. Chechia rouge, le couvre-chef national, et veste de bure, il ne s'avoue "pas surpris car le gouvernement ne réagit pas". Autour de lui, on opine. Cet électeur d'Ennahda ne regrette pas "Ben Ali car les attentats de Slimane et Djerba ont prouvé que le terrorisme existait déjà en Tunisie". Et d'ajouter que "les médias se taisaient, que les journalistes étrangers étaient chassés". Et de citer Al Jazeera, "viré du pays". Huit mois après le carnage qui a endeuillé cette banlieue, la surveillance du Bardo est optimale. Véhicules de police figés devant les grilles cadenassées, barrières, hommes en armes.


Cité Halel, "le couvre-feu, c'est toute l'année"
Najoua tient une petite papeterie dans ce quartier, euphémisme, qualifié de "difficile". Des comme celui-ci, il y en a une douzaine qui ceinturent la capitale. On les trouve en bordure des grands axes qui relient les banlieues entre elles. L'afflux de population venue des régions sans emploi a provoqué cet urbanisme forcé, forcené. Voilée comme la plupart des femmes et adolescentes, par conviction ou par pression sociale, cette trentenaire confie que "le couvre-feu, c'est tous les jours pour moi : avec les bandits qui volent et qui violent, je n'ai pas le choix, je rentre tôt". Sous Ben Ali, "le quartier était aussi dangereux, la police n'ose pas venir". Elle évoque les bagarres entre hommes mais aussi entre femmes, l'alcool, la drogue, un mari "chômeur professionnel qui cherche du travail au café toute la journée…" Elle a 32 ans mais en paraît dix de plus. Usée. Elle n'a pas voté et ne votera pas. "Pourquoi faire… ?"


Rue des chaises vides, La Goulette
La rue Franklin Roosevelt est l'une des plus animées du Grand Tunis. Des restaurants populaires côtoient quelques adresses de référence, le Café Vert notamment. Du moins au plus cher, on peut s'offrir une friture, une dorade. À pas même 19 heures, certains ont déjà baissé le rideau de fer. Les autres affichent des salles combles de chaises vides. Personne. Violemment frappés par l'effondrement du tourisme, depuis les attentats du Bardo et surtout de Sousse qui fût le coup de grâce, les patrons, petits ou grands, font les comptes. Et ce n'est pas bon. "Le couvre-feu débute à 21 heures, ce qui veut dire qu'à 20 heures maximum, c'est terminé", confie un cafetier. La nuit d'avant, la police a effectué une descente dans un pâté de maisons voisin. L'avant-veille, c'était au Kram. Où une jeune femme qui confie ses "vingt-cinq ans" mais refuse de dire son prénom ramène ses enfants de l'école. Elle porte le niqab depuis que son mari le lui a demandé. "Dans mon quartier, personne ne m'embête avec ça mais si je vais à Tunis, les gens me regardent." Alors elle ne quitte plus le Kram. Elle n'a pas voté, ne s'est pas inscrite sur les listes électorales. Son mari n'a pas voulu et elle trouve cela très bien. La nuit est tombée, on tente de trouver un taxi pour rentrer chez soi. Ambiance "Dernier métro" dans le Grand Tunis. Dans un hôtel du centre, on proposera une soirée "couvre-feu". Faire la fête de 21 heures à 5 heures du matin sans quitter les lieux. On s'organise. Les débits d'alcool, qui ferment à 19 h 30 le plus souvent, n'ont pas constaté de baisse de leur chiffre d'affaires. Un trentenaire, massif, vient acheter vingt Celtia, la bière tunisienne. Il est déjà venu ce matin. Il pointe du doigt le vendeur : "Tu vois, lui, je le rencontre plus souvent que ma famille." La vie…

(01-12-2015 - Benoît Delmas)

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