La prééminence d'Al Qaïda au sein de la mouvance djihadiste sunnite au
Yémen pourrait être remise en cause par ses rivaux de l'Etat islamique
(EI) qui représentent une menace peut-être plus importante que les
drones américains qui tuent ses dirigeants.
Forte de ses milliers de combattants et d'experts en explosifs, Al Qaïda
dans la péninsule arabique (Aqpa), née en 2009 de la fusion entre les
branches yéménite et saoudienne du réseau fondé par Oussama ben Laden,
reste pour l'heure le réseau islamiste le plus important au Yémen et une
menace toujours considérée comme sérieuse par Washington.
Mais les partisans de l'EI cherchent désormais à voler la vedette à Aqpa
en lançant une série d'attentats contre les Houthis, ces chiites
zaïdites en lutte contre une coalition de pays arabes emmenée par
l'Arabie saoudite venue à la rescousse du président yéménite Abd-Rabbou
Mansour Hadi, exilé à Ryad.
L'EI, qui était à l'origine la branche irakienne d'Al Qaïda, s'est
séparé du réseau créé par Oussama ben Laden et a établi l'an dernier un
"califat" sur les territoires d'Irak et de Syrie qu'il contrôle.
Selon Aimen Dean, un ancien d'Al Qaïda, qui dirige aujourd'hui une
société de conseil en sécurité basée dans le Golfe, le tout début de la
présence de l'EI au Yémen remonte à un an. De 80 personnes à l'origine,
le groupe compte désormais 300 djihadistes.
L'EI a notamment profité d'une série de défections de membres d'Aqpa,
qui serait affaiblie par les attaques de drones menées par les
Etats-Unis contre ses chefs et ses échecs face aux Houthis. Ces
transfuges seraient également séduits par les financements importants
dont bénéficie l'EI.
"Ils sont en train de supplanter Al Qaïda et se présentent comme une
alternative crédible", commente Aimen Dean à propos de l'EI.
La décision d'Aqpa d'implanter une partie de ses combattants au sein
d'unités tribales sunnites qui luttent contre les Houthis a permis aux
services de renseignements saoudiens de localiser ses chefs, avec à la
clé des frappes de drones américains qui ont touché leur cible.
Le chef d'Aqpa, Nasser al Wouhaïchi, qui était également le numéro deux
mondial d'Al Qaïda, derrière Ayman al Zaouahiri, a été tué mi-juin par
une de ces frappes à Al Moukoulla, dans le sud du Yémen.
Aqpa continue néanmoins à résister, estiment la plupart des analystes.
Certains soulignent toutefois que les frappes de drones américains
créent un climat qui permet à l'EI, encore embryonnaire au Yémen,
d'attirer de nouvelles recrues.
"C'est un schéma qu'on a vu en Irak et en Syrie", souligne
Ibrahim Charkieh Frehat, analyste au Brookings Doha Center. "Le problème
avec les Américains est qu'ils traitent les problèmes avec les mêmes
outils, c'est-à-dire les bombardements. Affaiblir Aqpa ne fera que
permettre à Daech d'exister", dit-il, évoquant l'Etat islamique par son
acronyme arabe.
Pour Katherine Zimmerman, chercheuse à l'American Enterprise Institute
(AEI), le développement de l'EI n'a pas pour l'instant entamé la
domination d'Aqpa.
"Le problème pourrait survenir à l'avenir : si l'EIIL devait dominer le
combat contre les Houthis au Yémen, Aqpa pourrait être marginalisé et
mis en situation de devoir riposter", estime-t-elle en utilisant
l'acronyme de l'ancien nom de l'Etat islamique.
Pour montrer son pouvoir dans son fief traditionnel, Aqpa pourrait être
contraint d'attaquer des cibles occidentales ou de soutenir davantage
les milices anti-houthis.
Aqpa a revendiqué la responsabilité de l'attaque contre Charlie Hebdo
qui a fait 12 morts début janvier à Paris. Certains analystes estiment
toutefois que l'organisation n'a pas joué un rôle direct mais a plutôt
été une source d'inspiration.
Son influence sur ses partisans au Yémen semble un peu moins
fort. En février le groupe américain de surveillance SITE a annoncé
qu'un groupe de partisans d'Aqpa avait fait défection pour rejoindre
l'EI dans un message sur Twitter.
"Nous annonçons rompre le serment d'allégeance au cheikh, le saint
guerrier et érudit Ayman al Zaouahiri (...). Nous promettons au calife
des croyants Ibrahim ben Aouad al Baghdadi d'écouter et d'obéir",
écrivent-ils, selon SITE.
Abou Bakr al Baghdadi, le chef de l'EI, est connu sous plusieurs identités.
L'Etat islamique a commencé ses opérations au Yémen au mois de mars 2015
avec deux attentats suicide contre deux mosquées chiites dans la
capitale Sanaa qui ont fait au total 137 morts et plus de 350 blessés.
En juin, la branche "gouvernorat de Sanaa" de l'EI a tué deux personnes
et en a blessé 60 dans des attentats à la voiture piégée visant des
mosquées et le siège des Houthis, alliés à l'Iran.
La branche de Sanaa a été officiellement lancée en avril via un
enregistrement de neuf minutes sur Twitter qui montrait 20 hommes armés
défilant dans le désert. L'enregistrement appelait les musulmans
sunnites à travailler avec les soldats du califat pour lutter contre les
chiites.
Dimanche dernier, le site d'informations yéménites
http://www.almasdaronline.com, a annoncé sur la base de sources
militaires et tribales, qu'un dirigeant d'Aqpa, Djalal Baleidi, avait
fait allégeance à l'EI et installé un camp d'entraînement pour ses
hommes dans une zone reculée de la province de l'Hadramout proche de la
frontière avec l'Arabie saoudite.
Djalal Baleidi avait fait les gros titres de la presse l'an dernier
quand, à la tête d'un groupe de djihadistes d'Aqpa, il avait capturé un
groupe de soldats yéménites qui se rendait de l'Hadramout à Sanaa et les
avait tué avec des couteaux à la manière de l'EI.
Barbara Bodine, directrice de l'Institut pour l'étude de la diplomatie à
la Georgetown's Edmund Walsh School of Foreign Service à Washington
D.C., et ancienne ambassadrice des Etats-Unis au Yémen, souligne que les
combattants de l'EI au Yémen prennent pour cible des sites religieux et
historiques zaïdites et pas uniquement les forces gouvernementales
yéménites, comme le fait Aqpa.
Les analystes n'excluent pas un affrontement direct entre l'EI et Aqpa.
Déjà, les partisans des deux organisations s'invectivent par réseaux
sociaux interposés, notamment à propos de la mort de Nasser al
Wouhaïchi, les deux camps s'accusant mutuellement d'avoir été infiltrés
par des services de renseignements yéménites et de divers pays.
Selon Aimen Dean, les deux groupes rivaux fondamentalistes sunnites en viendront au conflit armé d'ici trois à six mois.
Ludovico Carlino, un spécialiste des djihadistes yéménites, estime, dans
un écrit récent, que l'EI et Aqpa essaieront sans doute tous deux de
profiter du vide politique au Yémen et de préparer des attentats contre
les forces yéménites, les Houthis et ce qui reste de présence
occidentale pour montrer leur pertinence.
"L'influence croissance de l'Etat islamique devrait déboucher sur une
compétition accrue entre djihadistes au Yémen", écrivait-il en mars dans
l'hebdomadaire spécialisé dans la défense, IHS Jane.
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