Il y a des cris, des fumigènes, des applaudissements et des youyous
assourdissants. Tous les smartphones du lycée filment la scène qui sera
diffusée plus tard sur les réseaux sociaux. Ce matin, des centaines
d’élèves paralysent la rue Mohamed Belouizdad, dans le quartier de
Ruisseau, à l’est d’Alger. Agglutinés des deux côtés de la rue, ils
regardent s’approcher une immense limousine noire. Arrivent ensuite une
Citroën DS de collection, deux autres limousines, un Hummer…
En costumes et tenues de soirées, les lycéens sortent des véhicules sous
l’œil d’un policier passablement dépassé, avant de s’engouffrer dans
leur établissement pour y faire… la fête. Aujourd’hui n’est pas un jour
comme les autres pour les lycéens.
« C’est la Journée du Classique, explique Kamel Bendaikha, ancien élève
et enseignant, de 1993 à 2007, au lycée technique. Elle a été lancée à
la fin des années 1990. Autrefois, l’établissement était l’un des
meilleurs d’Afrique et la discipline y était très stricte. Alors un
jour, les élèves ont organisé une fête pour se défouler. Elle se déroule
100 jours avant les épreuves du Bac. »
La rumeur, puis Internet, ont propagé ces célébrations vers les lycées
voisins. « Ça ne se fait pas partout en Algérie, fait remarquer
Redouane, lui aussi enseignant. Je ne connaissais pas le phénomène avant
ma première année à Alger, en 2014. Mais j’en ai entendu parler au cœur
de la capitale, dans des quartiers plus périphériques et plus huppés. »
Les filles et les garçons, qui respectent un code couleur noir et blanc,
viennent au lycée pour y parader, et surtout s’amuser. C’est une
journée pizzeria, salons de thé, qui se termine parfois en soirée et
boîte de nuit pour ceux qui le peuvent financièrement et socialement.
L’événement a été critiqué par des milieux conservateurs comme une
importation de l’Occident, mais c’est surtout le fait que les lycéens
sèchent le troisième trimestre pour réviser leur Bac qui attriste les
enseignants.
Mais parfois, les fêtes dégénèrent. « Juste après la journée du
Classique, les lycéens de Ruisseau ont lancé la Journée « Hool »,
indique Kamel Bendaikha. Il s’agit d’une célébration, davantage reprise
en province, qui a pris une mauvaise tournure depuis quelques années. On
y retrouve l’ambiance « ultras » des stades les plus chauds d’Algérie
avec « craquage » de fumigènes, chants et banderoles déployées depuis
les étages des établissements.
En avril, la fête a mal tourné au lycée Tarik Ibn Ziad de Baraki, une
ville située dans la grande banlieue sud d’Alger. Le mobilier a été
incendié et une élève a failli perdre la vue, selon le quotidien El
Watan. « Tout ce qu’on voulait, c’était mettre un peu d’ambiance,
marquer notre passage au lycée », a raconté un lycéen. Les jours
suivants, c’est à Bou-Ismaïl, dans la wilaya de Tipasa, puis à Bougara,
dans celle de Blida, que des feux ont été déclenchés.
« À Ruisseau, ils ont incendié un bureau de surveillants, raconte Kamel
Bendaikha. Le problème est qu’une minorité en profite pour régler ses
comptes en insultant les profs sur les banderoles ! Du coup, la Journée
hool est souvent suivie par une grève des enseignants… À Baraki, les
enseignants ont dû se barricader dans les classes parce que les élèves
leur faisaient peur ! »
Les forces de l’ordre sont intervenues à plusieurs reprises et le
ministère de l’éducation nationale a promis des sanctions sévères. Les
enseignants eux dénoncent la faible qualité de leur formation, l’absence
d’encadrement et de moyens ou encore la délinquance qui se propage.
« Dénoncer le conformisme de l’école et la société »
Redouane, qui a grandi à Baraki – une région durement frappée durant la
décennie 1990 par la guerre qui a fait jusqu’à 200 000 morts – pointe le
sentiment d’impunité qui habite les élèves et qui est accentué par la
démission des adultes :
« La triche est quelque chose d’acquis. Des gens qui en ont égorgé
d’autres pendant des années se promènent libres aujourd’hui. Les autres
ne comprendraient pas qu’ils soient sanctionnés pour avoir triché à des
examens. »
Il admet néanmoins que les générations actuelles, qui n’étaient pas nées
en 1995 au plus fort de la violence islamiste, légitiment davantage
leurs comportements en citant les cas de corruption qui font les « unes »
des journaux. Bien qu’il condamne la violence des jeunes, Idir Achour,
enseignant à Bejaïa, à 260 kilomètres à l’est d’Alger et porte-parole du
Conseil des lycées d’Algérie, préfère relativiser en s’attardant sur «
l’intelligence et la capacité d’organisation de ces jeunes », qui se
cotisent pendant plusieurs mois, parfois aidés de leurs parents.
Faut-on chercher dans ces journées étudiantes des exutoires de la
jeunesse algérienne ? « Ces fêtes sont une façon de dénoncer le
conformisme de l’école et de la société, analyse le responsable
syndical. Manque de liberté, excès de religiosité, oisiveté… c’est un
enfermement social que tout le monde vit. »
(14-07-2015
- Fahim Djebara)
Lancé le 19 décembre 2011, "Si Proche Orient" est un blog d'information internationale. Sa mission est de couvrir l’actualité du Moyen-Orient et de l'Afrique du Nord avec un certain regard et de véhiculer partout dans le monde un point de vue pouvant amener au débat. "Si Proche Orient" porte sur l’actualité internationale de cette région un regard fait de diversité des opinions, de débats contradictoires et de confrontation des points de vue.Il propose un décryptage approfondi de l’actualité .
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