La décision de frapper militairement le groupe Etat islamique en
Syrie constitue un tournant dans la politique jusqu'à présent très
ambivalente d'Ankara, mais la Turquie court aussi le risque de
représailles, et de voir les Kurdes tirer profit de cette nouvelle
donne, estiment des experts.
L'aviation turque a lancé vendredi son premier raid aérien contre
des positions djihadistes en territoire syrien, rompant avec une
retenue qui alimentait les suspicions sur l'attitude d'Ankara.
"Le signal est politique tout autant que stratégique", estime
Michael Stephens, de l'antenne au Qatar du Royal United Services
Institute (RUSI), un centre de réflexion britannique.
En restant l'arme au pied face à la progression de l'EI, "les
Turcs étaient arrivés à un point où leur réputation était quelque
peu entachée. L'Etat islamique est devenu trop important pour que
la Turquie puisse continuer de faire mine de l'ignorer",
ajoute-t-il.
Pour Didier Billion, de l'Institut des relations internationales
et stratégiques (IRIS) à Paris, cette intervention "signifie que
la Turquie entre réellement dans la coalition" internationale
menée par les Etats-Unis pour lutter contre l'EI en Irak et en
Syrie, dont Ankara était jusqu'à présent un partenaire discret.
Les bombardements turcs "ne sont pas un simple avertissement" mais
constituent "une nouvelle séquence politique", assure-t-il.
Le Premier ministre turc Ahmet Davutoglu a assuré vendredi que
"les opérations commencées aujourd'hui" contre l'EI mais aussi les
rebelles kurdes du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), bête
noire d'Ankara, "ne sont pas ponctuelles, elles vont se
poursuivre".
Certains analystes voient aussi un repositionnement d'Ankara dans
le "grand jeu" qui se déroule entre puissances de la région à la
faveur du conflit syrien.
"La Turquie donnait jusqu'à présent la priorité à la lutte contre
les forces du président Assad plutôt que l'Etat islamique. Les
développements des derniers jours suggèrent que cela change",
affirme Ege Seckin, spécialiste de la Turquie basé à Londres, dans
une analyse diffusée par l'institut d'études géopolitiques IHS.
Pour ce chercheur, il est "aussi probable que la Turquie cherche à
s'assurer une position en Syrie" face à la montée en puissance de
Téhéran, soutien avéré du régime de Damas, qui se profile après le
récent accord sur le nucléaire iranien.
La décision d'Ankara de permettre à l'aviation américaine
d'utiliser la grande base d'Incirlik, dans le sud du pays, pour
agir en Syrie va offrir à Washington un tremplin idéal pour
frapper l'EI. Et lever un point de tension entre Ankara et
Washington, qui réclamait cette mesure avec insistance.
"Il y a beaucoup d'autres bases dans la région d'où les Etats-unis
peuvent opérer, mais être à une centaine de kilomètres à peine de
la zone de contact offre au énorme avantage en terme de logistique
et de frappes au sol", souligne Michael Stephens.
Il faut s'attendre à voir arriver sur la base "toute une panoplie"
de moyens aériens, "des avions d'attaque au sol et des drones",
ajoute-t-il.
Le risque de voir les Kurdes de Syrie -et par extension ceux de
Turquie- tirer profit de cette nouvelle donne vient toutefois
compliquer l'équation pour la Turquie. Ankara a d'ailleurs pris
soin de conjuger son coup de filet vendredi contre des militants
présumés de l'EI présents sur son sol par des opérations visant
des rebelles du PKK.
"La Turquie cherche aussi à prévenir les aspirations autonomistes
kurdes, et à assurer sa domination sur les groupes armés
d'opposition en Syrie", souligne Ege Seckin.
Dans ce cadre, les frappes turques pourraient présager "une
entente avec les Américains" pour "l'établissement d'une
zone-tampon" en Syrie, près de la frontière turque, permettant de
contrer les djihadistes comme leurs adversaires kurdes.
Pour Aaron Stein, collaborateur du Atlantic Council Rafic Hariri
Center de Beyrouth, Ankara "veut que les opérations aériennes
frappent l'EI dans la région, mais sans devenir un soutien aérien
au PKK".
Le renforcement annoncé de la sécurité à la frontière
turco-syrienne répond aussi au risque de voir cet engagement
militaire en Syrie se traduire en représailles avec un regain
d'attentats sur le territoire turc.
Pour Michael Stephen, "les Turcs sont sur une corde raide, parce
que s'ils commencent à attaquer l'EI à la racine et dans ses
ramifications, ils vont se venger. Ils en sont conscients".
Lancé le 19 décembre 2011, "Si Proche Orient" est un blog d'information internationale. Sa mission est de couvrir l’actualité du Moyen-Orient et de l'Afrique du Nord avec un certain regard et de véhiculer partout dans le monde un point de vue pouvant amener au débat. "Si Proche Orient" porte sur l’actualité internationale de cette région un regard fait de diversité des opinions, de débats contradictoires et de confrontation des points de vue.Il propose un décryptage approfondi de l’actualité .
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