Vendredi 20 mai. Rendez-vous était fixé à 16 heures. À 17 h 30, la
coupole de Radès, nord de Tunis, débordait de milliers de militants, un
bon millier contraints de demeurer à l'extérieur du lieu,
d'ambassadeurs, de représentants de nombreux pays, d'invités divers et
de la plupart des partis tunisiens. À deux exceptions notables : le
Front populaire (extrême gauche) et de Mohsen Marzouk, l'ancien
secrétaire général de Nidaa Tounes et fondateur du bloc parlementaire
dissident Al-Horra. Le président de la République en personne avait fait
le déplacement après « avoir hésité ». Lorsque le vice-président de
l'ARP et figure historique du parti, le vibrionnant Abdelfattah Mourou,
ouvrit le 10e congrès, Rached Ghannouchi et BCE étaient assis côte à
côte. Tout le symbole du consensus politique tunisien où les féroces
adversaires de 2014 forment désormais le duo stabilisateur de 2016.
Le leader du parti islamiste s'était rendu au congrès de Nidaa Tounes,
le parti façonné pour BCE, en janvier dernier. Il y avait pris la parole
et s'était fait applaudir. Idem ce 20 mai pour Essebsi. Il s'est
adressé aux milliers de militants nadhaouis autant qu'à l'opinion
internationale. Affirmant que « Ennahda est devenu un parti civil et
dans nos traditions, l'islam n'est pas contradictoire avec la démocratie
». Preuve que la concorde à la tunisienne est bien réelle. Que l'unité,
qu'elle soit de façade ou pas, peu importe, prime en ces temps
terroristes. Preuve que les rancunes s'estompent entre politiques de
haut calibre. Preuve que l'union entre les deux vétérans que sont BCE et
Ghannouchi ne souffre d'aucune mésentente en public. Le show organisé
au millimètre a donné l'image d'un parti rassemblé, uni. Une vitrine
impeccable au service d'un propos révolutionnaire au sein de la galaxie
de l'islam politique. Dès son discours, le leader a affirmé que son
parti devenait « civil » et séparait la politique et la prédication. Ce
qui équivaut à un électrochoc dans le monde arabe. Une ligne de rupture
avec les Frères musulmans. Puis il a rendu hommage « aux martyrs Chokri
Belaïd et Mohamed Brahmi », les deux hommes politiques exécutés en 2014
ainsi qu'aux membres des forces de l'ordre tués par les terroristes. Il a
martelé que son parti était en guerre contre l'État islamique. Puis
évoqué le nécessaire bilan que doit faire Ennahda de son action au
gouvernement (fin 2011-janvier 2014). Une partition qui fait entrer les
islamistes de plain-pied dans le monde politique. En évinçant le
religieux des programmes, Ennahda veut devenir 100 % tunisien. Coller
aux réalités du pays, pays que certains dirigeants trop longtemps exilés
avaient sans doute mal compris dans ses composantes multiples. Certes,
la Tunisie est un pays conservateur, mais ça ne va pas au-delà.
Les quelque 1 200 congressistes se sont ensuite retranchés dans la ville
balnéaire d'Hammamet, située à moins d'une heure de route de la
capitale. Les débats se sont déroulés à huis clos. Une habitude pour les
cadres de ce mouvement. Les plus violents accrochages peuvent s'y
dérouler, mais rien n'en filtrera. Les plus mécontents, notamment
Abdellatif Mekki, ancien ministre de la Santé des deux gouvernements
Ennahda, se contenteront de sobres déclarations. Celui-ci a simplement
fait savoir qu'« il n'y aura pas de leader qui contrôle un mouvement,
mais un mouvement qui a un leader ».
Maintenant que la doxa a été approuvée par une majorité des 1 200
membres du congrès, que les changements de cap voulus par le cheikh ont
été validés en intégralité, que celui-ci a été réélu à la présidence du
parti par 75 % des voix (800 voix contre 229 à Fathy Ayadhy), Ennahda
est en ordre de marche pour l'année électorale qui se profile.
Municipales en mars 2017, présidentielle et législatives en 2019. Le
premier scrutin, inédit depuis la révolution, sera un test important
pour la nouvelle Ennahda. Implanté dans toutes les communes du pays, le
mouvement bénéficie de son réseau de militants. Il part avec un relatif
avantage, Nidaa Tounes étant confronté à une scission depuis l'automne
dernier. Débarrassé de son volet « prédication », que peut apporter
Ennahda aux Tunisiens? Sa vision économique est très proche de celle de
Nidaa Tounes.
Les militants ont été préparés depuis plus d'un an à cette modification
d'envergure. À 93 %, les congressistes ont voté en faveur de la motion
séparant la politique de la prédication. Pour qui connaît les rouages du
parti, c'est chose normale. Ça suit. Le cheikh décide, « le troupeau
suit » ricane un ancien membre du parti. Néanmoins, il faudra beaucoup
de pédagogie pour la faire accepter au quotidien. Ce renoncement au
référentiel religieux implique un renouvellement idéologique. Chez les
adversaires des islamistes, le scepticisme est prédominant. Issam
Matoussi, député Nidaa, déclarait lundi dans les colonnes de Tunis Hebdo
: « Qu'on ne pense pas qu'Ennahda puisse vraiment devenir un parti
démocratique. » Un sentiment partagé par beaucoup. Certes, le happening
de Radès a montré que certains de ses adversaires les plus virulents
étaient capables de s'y montrer, de s'y faire photographier avec les
dirigeants du désormais parti « civil », et ce, au nom de « la real
politique ». À l'internationale, opération gagnante pour le parti. Cette
césure entre le politique et religieux, façon « CDU », selon une élue
nadhaouie, rassure des chancelleries qui rêvent d'une Tunisie en paix.
En résumé : une opération politique très bien vendue aux opinions,
nationale et internationale. Désormais, Rached Ghannouchi et ses cadres
doivent bâtir un programme. Pas si simple.
L’Histoire récente d’Ennahdha
La fin d'une époque pour ce mouvement né dans la clandestinité, réprimé
sous Bourguiba puis emprisonné sous Ben Ali. Ceux qui ont pu s'exiler,
en France où en Angleterre, ont évité la torture, les mauvais
traitements. Les autres ont purgé, après les grands procès de 1991/1992,
de longues peines. Lorsque Ben Ali prit la fuite le 14 janvier 2011,
les exilés revinrent à Tunis. Rached Ghannouchi en premier lieu. Son
arrivée à l'aéroport de Tunis-Carthage fut le théâtre d'une liesse. Deux
mille militants l'attendaient à l'intérieur et sur le parking. L'homme
fut porté en triomphe. Pourtant, la révolution n'a recélé aucun
caractère religieux. « Du pain, de la dignité, de la justice » furent
les seuls mots scandés dans les rues tunisiennes du 17 décembre 2010 au
14 janvier 2011. Une fois redevenu légal, Ennahda gagna fort logiquement
les élections constituantes. Forts d'une base militante qui couvre tout
le territoire, d'une logistique et d'un discours plus porté sur le
religieux que sur l'économie, ils obtinrent un groupe de 89 députés sur
les 217 que comptait l'Assemblée constituante. Deux partis s'associèrent
à eux : l'Ettakatol du social-démocrate Mustapha Ben Jâafar et le CPR
du futur président de la République Moncef Marzouki. Deux Premiers
ministres se succédèrent : Hamadi Jebali puis Ali Larayedh. Deux
rescapés des geôles de Ben Ali. Le mauvais mouvement économique entamé
depuis la révolution (inflation frôlant les 6 %, chômage tutoyant les 14
%) se transforma en crise récurrente. Aucune réforme majeure ne fut
enclenchée. Vint l'épreuve de la rue. D'importantes manifestations se
déclenchèrent au Bardo, siège de l'Assemblée, à la suite du meurtre du
député Brahmi – imputé à l'époque par beaucoup et sans fondement, à
Ennahda. Un dialogue national fut mis en place, récompensé par le Nobel
de la paix 2015, afin de mettre en place un gouvernement de
technocrates. Mehdi Jomâa et son concept de la « start-up démocratie »
furent choisis. Sa mission : mener à bien les élections et assurer la
sécurité du pays. L'homme se voyait diriger la nation tunisienne comme
une entreprise. Ali Larayedh, le Premier ministre, quitta son poste sans
broncher, prouvant que les islamistes tunisiens étaient capables de
quitter le pouvoir pacifiquement. Une période de silence commença. Trois
attentats ensanglantèrent la Tunisie en 2015. Au musée du Bardo, sur la
plage d'un hôtel de Sousse puis un minibus de la garde présidentielle.
Les touristes désertèrent la destination. Deuxième round électoral fin
2014. La Nidaa Tounes de BCE vire en tête aux législatives, 86 élus
contre 69 pour Ennahda, l'obligeant à nouer une alliance. BCE s'installe
au palais de Carthage pour cinq ans. Son duo avec Rached Ghannouchi – «
un vrai politique, il connaît la marche arrière », confiait-il – a un
effet stabilisateur. Dès la rentrée, les municipales occuperont les
esprits.
(24-05-2016 - Benoît Delmas)
Lancé le 19 décembre 2011, "Si Proche Orient" est un blog d'information internationale. Sa mission est de couvrir l’actualité du Moyen-Orient et de l'Afrique du Nord avec un certain regard et de véhiculer partout dans le monde un point de vue pouvant amener au débat. "Si Proche Orient" porte sur l’actualité internationale de cette région un regard fait de diversité des opinions, de débats contradictoires et de confrontation des points de vue.Il propose un décryptage approfondi de l’actualité .
Inscription à :
Publier les commentaires (Atom)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire