Pour la période allant 1er juillet 1955 au 31 décembre 2013, l'Instance
Vérité et dignité a été missionnée pour « révéler la vérité » sur les
crimes commis par l'État ou au nom de l'État. Et les auditions publiques
ont commencé hier avec une retransmission à la télévision...
« Vous respirez l'air de la démocratie. Grâce à qui ? À ceux qui sont au
cimetière ! » Cette mère, peu importe son âge, s'exprime publiquement
face aux Tunisiens via la télévision. Elle porte une parole de colère et
d'incompréhension face à la situation qui perdure depuis des décennies.
Son fils a été tué lors de la révolution. Elle évoque les plus de trois
cents victimes au cours de cette période. Sans parler des blessés. Une
autre mère accuse : « Si vous recevez l'aide étrangère, de l'Allemagne,
de la France, c'est à cause de nos martyrs. » Son garçon a été assassiné
par la police à Kasserine dès les premiers jours de l'insurrection dans
cette région défavorisée. Une troisième « mamma » intervient, indique
que son enfant a été abattu le 13 janvier 2011, rue de Lyon à Tunis, par
un policier. Elle brandit la photo du tueur, elle le nomme, elle a
apporté les vêtements ensanglantés de son fils. Trois femmes, trois
témoignages qui ont saisi l'assistance lors de la première audition
publique, télévisée, des victimes de la dictature. Celle de Ben Ali,
celle de Bourguiba.
C'est encore une femme qui dit sa vérité. « Il y a du luxe ici, de la
sécurité », exprime cette mère qui vient pour la première fois à Sidi
Bou Saïd. Elle, elle vient du gouvernorat de Sidi Bouzid, l'autre
Tunisie, celle qu'on masque à dix jours d'un sommet pour
l'investissement. Le choc est patent. Au bas d'une ville classée par
l'Unesco, on reçoit les témoins des atrocités de soixante années de
dictature. Des men in black, des hôtesses, un lieu ambigu, celui annexé
par Leïla Ben Ali lors du magistère de son mari Ben Ali. Ça tape, cette
confrontation entre la banlieue nord de Tunis, dorée sur tranches, et
ces femmes venues du centre du pays, régions dépourvues de tout
développement, de tout espoir. Entre les voitures avec chauffeur des
ambassadeurs, des VIP, et leurs situations, il y a un fossé d'ampleur
phénoménal. Les récits se succèdent. La police a tué, les tribunaux
militaires n'ont pas tranché, quant aux bourreaux... Et les principaux
dirigeants du pays n'ont pas jugé bon de venir. Ni le président de la
République, ni le chef du gouvernement, ni le président de l'Assemblée
des représentants du peuple.
Elles seront cinq, ils seront deux à s'exprimer. Une séance de plus de
trois heures en direct. Malgré la difficulté de l'exercice, raconter ses
souffrances intimes devant le grand public, les témoins feront acte de
simplicité. Comme si l'ampleur des méfaits commis par l'État depuis des
décennies les obligeait à un devoir de réserve. Sami Brahem racontera sa
descente aux enfers dans les geôles de Ben Ali parce que, jeune
étudiant, on l'avait suspecté d'être islamiste. L'homme raconte, peu à
peu, les humiliations. L'éther versé sur ses parties intimes à
l'infirmerie de la prison. Il en connaîtra quatorze en tout. Il dit la
violence sexuelle des matons. Les viols édictés par l'État despotique.
L'urine qu'il recevait, la tête plongée dans la cuvette des toilettes et
autres recettes que le ministère de l'Intérieur de Ben Ali aimait à
pratiquer. Cette confession, une cinquantaine de minutes, a permis de
mettre à nu un système de répression, d'humiliation voulue par celui qui
a commis un coup d'État contre Bourguiba. Ce récit, diffusé dans tout
le pays, a glacé l'opinion.
« Je veux bien tourner la page, mais il y a des choses qui me restent
sur le cœur », a dit cet homme simple dans son costume gris. Il a incité
ses « tortionnaires » à venir « demander pardon ». Et plus largement,
il a constaté : « Pendant huit ans de détention, combien de livres je
n'ai pas lus, combien d'idées se sont perdues. » Et d'évoquer « un
appareil de castration » conçu et voulu par le régime Ben Ali à l'égard
de tous ceux qui voulaient réfléchir, penser, exercer leur esprit
critique. La plus belle des leçons en ce soir de catharsis. Gilbert
Naccache fut le dernier témoin. Il a parlé de la période Bourguiba.
Pourquoi il fut persécuté, engeôlé. Homme qui écrit, en prison, sur le
papier alu de ses paquets de cigarettes Crystal tout un livre qu'il
titra Crystal. Cet ultime témoignage pour ce premier soir d'audition
publique a laissé une impression amère. Comme un passé qui ne passe pas.
Une réalité qui affronte la culture du déni. La parole des mères, des
épouses, veuves, des hommes torturés et violés, fut une mise à sac de la
vitrine Tunisie à base de jasmin et de ciel bleu.
(18-11-2016
- Benoît Delmas)
Lancé le 19 décembre 2011, "Si Proche Orient" est un blog d'information internationale. Sa mission est de couvrir l’actualité du Moyen-Orient et de l'Afrique du Nord avec un certain regard et de véhiculer partout dans le monde un point de vue pouvant amener au débat. "Si Proche Orient" porte sur l’actualité internationale de cette région un regard fait de diversité des opinions, de débats contradictoires et de confrontation des points de vue.Il propose un décryptage approfondi de l’actualité .
Inscription à :
Publier les commentaires (Atom)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire