(Peinture de Sliman Mansour, 1976.)
Il est possible d’affirmer que l’action antisioniste au sein de la
société juive, lancée par des groupes ou des individus après la création
de l’État d’Israël en 1948, s’est articulée autour du Parti communiste
israélien (Rakah), héritier du Parti communiste palestinien et véritable
nerf du mouvement de libération nationale antérieur à la Nakba (« la catastrophe »,
l’exode palestinien de 1948). Cette action s’est largement inspirée des
positions idéologiques du parti, lesquelles ont subi, à leur tour,
l’influence écrasante des positions de l’Union soviétique. Au dire
d’Issam Makhoul, l’un des leaders actuels du parti et qui en assume de
plus en plus le rôle de « théoricien », l’impérialisme
britannique et le mouvement sioniste ont dépeint le conflit en Palestine
comme opposant les Juifs aux Arabes, alors que les communistes y voient
un conflit avec l’impérialisme et son agent, le sionisme. La cause
palestinienne aurait ainsi constitué une bataille de libération
nationale, que l’impérialisme britannique a voulu contrecarrer en ayant
recours à la politique du « diviser pour mieux régner »,
mobilisant ses agents à la fois au sein du commandement du mouvement
sioniste et de celui du mouvement nationaliste arabe, afin de mieux
servir ses objectifs. Il a ainsi déclenché, par leur biais, la guerre
sanglante entre Juifs et Arabes dans le seul but de réaffirmer sa
présence, afin que l’impérialisme ne soit plus perçu comme un problème
mais comme une solution, obligeant les protagonistes à le considérer non
plus comme un colonisateur, mais comme une issue à la crise en tant que
partie « incontournable » pour mettre fin au conflit.
L’impérialisme visait à entraver de manière systématique l’indépendance
et la libération du pays de son hégémonie. Selon Makhoul, l’adoption
internationale travailliste de la lutte conjointe arabo-juive, élaborée
par les communistes face à l’impérialisme et au sionisme, dont elle
incarne l’antithèse militante, sert de réponse à cette politique et à
ses notions pour le moins déconcertantes.
Makhoul affirme que l'historien Emile Touma, qui en son temps avait
rejoint les rangs du parti, apporte une dimension supplémentaire à cette
approche : ce dernier explique en effet que le Parti communiste
palestinien, fondé essentiellement à l'époque sur l'adhésion des Juifs,
avait appelé, sur la base de ses principes révolutionnaires
internationaux, à la lutte contre l'impérialisme et le sionisme ; ledit
Parti avait soutenu le combat nationaliste arabe contre l'impérialisme
britannique, exhortant les foules juives à appuyer cette lutte qui
exprimait leurs intérêts véritables. Le Parti communiste israélien
considère, comme l’a confirmé Wolf Ehrlich, l’un des penseurs du parti,
que l’action du sionisme fait partie intégrante de la stratégie mondiale
de l’impérialisme. Selon lui, le sionisme, même s’il portait des
intérêts propres, indépendamment du projet impérialiste, était toutefois
incapable de réaliser son projet si celui-ci ne s’inscrivait pas dans
le contexte du projet impérialiste pour la région. Ehrlich affirme que,
depuis la déclaration Balfour, le colonialisme juif en Palestine était
devenu un instrument précieux entre les mains des autorités du mandat
britannique dans leur lutte contre le mouvement de libération du peuple
palestinien ; il a été utilisé pour inciter à la haine, remuer les
rancœurs nationalistes et mettre à exécution la politique de la
division. Ainsi, le pouvoir britannique aurait utilisé, pour réaliser
ses objectifs, les forces réactionnaires juives et arabes, même si son
principal soutien et agent restait la voie sioniste, qui a orchestré le
rassemblement des colonies en Palestine. Dans la dernière position
exprimée par le parti communiste à l’égard du sionisme, et basée sur un
rejet en bloc de ce mouvement, Makhoul estime que le mouvement sioniste « s’est
emparé historiquement du droit à l’autodétermination du peuple juif en
Palestine et en a obtenu définitivement l’apanage en imposant une sorte
de juxtaposition parfaite entre le sionisme et ce droit. Dans le même
temps, il s’est réservé le monopole du droit à l’autodétermination, le
déniant au peuple palestinien et œuvrant peu à peu à le lui confisquer
définitivement. Il est désormais évident, même pour un nombre non
négligeable d’Israéliens, que la libération du droit à
l’autodétermination du peuple palestinien de l’emprise du sionisme
constitue le prélude à la libération du droit à l’autodétermination du
peuple juif d’Israël de l’emprise étouffante de l’idéologie et de la
politique sionistes ». Et d’ajouter : « Le parti communiste refuse
l’idéologie et la pratique sionistes. Voilà pourquoi le commandement
sioniste dresse les foules juives contre le parti pour affirmer que
sionisme rime avec nationalisme et qu’il épouse les intérêts du peuple
juif et des travailleurs juifs. Or, le parti communiste tient un
discours aux antipodes de celui-ci. La politique sioniste actuelle
constitue une menace pour le peuple juif au même titre que pour le
peuple arabe palestinien. Cette politique représente une catastrophe
réelle tant pour les Juifs que pour les Arabes parce qu’elle empêche la
paix et la sécurité et, loin de se limiter aux travailleurs arabes, elle
est préjudiciable aussi aux travailleurs juifs. (…) Ce qui prime au
bout du compte, c’est la règle idéologique et la structure des classes.
Le point de départ revêt une importance primordiale à ce niveau. En
effet, les communistes sont les ardents défenseurs des intérêts
nationaux des peuples. Or, notre point de départ est international et se
base sur les classes. Par conséquent, nous considérons les membres de
la classe ouvrière et les progressistes comme des frères, et les
exploiteurs et les persécuteurs comme des ennemis ». (Extrait du
rapport de Meir Vilner, ancien secrétaire général du Parti communiste
d’Israël, soumis lors du 19ème congrès du parti).
L’influence de l’URSS sur les positions du Parti communiste d’Israël a
abouti à la constitution de l’Organisation socialiste d’Israël en 1962,
par quatre personnes renvoyées du parti pour avoir critiqué ces
positions. Puis cette organisation s’est fait connaître sous le nom de
son journal, Matzpen, « boussole » en hébreu. C’est une organisation
radicale qui considère le sionisme comme un projet colonialiste. Elle se
bat pour une coexistence entre Arabes et Juifs sur la base de l’égalité
totale entre les deux peuples. Matzpen défend les droits nationaux et
humains des Palestiniens et appelle au règlement de tous les problèmes
régionaux, qu’ils soient nationaux ou sociaux, à travers une lutte
visant à faire chuter tous les régimes de la région et à instaurer un
Orient arabe unifié et socialiste. Elle estime que les régimes
répressifs bureaucratiques de l’URSS et des autres pays du bloc de l’Est
constituent, avec le capitalisme, des ennemis de la révolution
socialiste.
Il serait trop long de s’appesantir sur tous les principes de base de
cette organisation. Il conviendra, toutefois, de mentionner les
principes suivants tels qu’ils ont été inclus dans le communiqué
constitutif du parti :
1. Le domaine d’activité principal de Matzpen a trait à la lutte contre
le régime en place en Israël, une lutte qui exprime son intérêt
historique pour la classe ouvrière comme pour le reste des travailleurs
et des exploités en Israël !
2. Nos principes socialistes sont irréconciliables avec le sionisme.
Nous considérons le sionisme comme un projet colonialiste d’implantation
mis en œuvre aux dépens des peuples arabes (et notamment du peuple
palestinien) sous l’égide du colonialisme et en partenariat avec ce
dernier. Le sionisme va à l’encontre des intérêts des travailleurs
exploités en Israël car il les place dans une contradiction historique
avec les citoyens de l’Orient arabe. L’État d’Israël, dans sa forme
sioniste actuelle, n’est pas uniquement le fruit du projet sioniste,
mais c’est également un outil pour poursuivre et étendre ce projet.
Matzpen appuie la lutte du peuple arabe palestinien contre la
persécution et la spoliation de ses droits humains et nationaux par les
sionistes.
3. Le règlement des questions nationales et sociales propres à la région
(dont la cause palestinienne et le conflit israélo-palestinien) passe
nécessairement par une révolution socialiste qui entraînerait dans son
sillage la chute de tous les régimes en place afin d’instaurer une union
politique pour la région, sous l’égide des travailleurs. Dans cet
Orient arabe unifié et libéré, le droit à l’autodétermination (y compris
le droit à créer un État séparé) serait accordé à toute nationalité non
arabe vivant dans la région, y compris la nation juive israélienne.
Dans la droite ligne de la lutte pour cette révolution, Matzpen œuvre en
vue de la chute du sionisme et de l’abolition de l’ensemble des
institutions, des lois et des coutumes qui lui servent de pilier.
Matzpen aspire à une coexistence entre les Arabes et les Juifs sur la
base d’une égalité totale, et à la fusion entre les deux peuples du pays
– le peuple juif israélien et le peuple arabe palestinien – dans le
cadre d’une union socialiste pour la région, sur la base de la liberté
de choix. Matzpen tente de développer une sensibilisation internationale
chez les deux peuples afin que cette fusion soit possible.
4. A la lumière de ces objectifs, Matzpen préconise l’élaboration d’une
stratégie conjointe et l’unification de l’activité de l’ensemble des
forces socialistes révolutionnaires de la région.
Nombre de chercheurs estiment que Matzpen a vu le jour à deux reprises,
une première fois à sa constitution en 1962, et une deuxième fois, après
la guerre de juin 1967, quand elle a attiré un grand nombre de jeunes
Israéliens choqués par l’occupation des régions arabes à l’issue de
cette guerre. Elle a rallié également de nombreux jeunes de la diaspora
juive influencés par la révolution estudiantine de 1968 et par les idées
utopiques de la Nouvelle gauche. En pratique, l’activité du mouvement
Matzpen s’achève en 1972 au moment de l’annonce par l’Agence de sécurité
israélienne (Shabak) de la découverte d’un réseau judéo-arabe
organisant des actions de sabotage et d’espionnage, réseau dont
faisaient notamment partie deux jeunes juifs de l’extrême gauche et des
communistes prochinois. L’on pouvait alors lire sur le site internet de
Shabak : « Ce qui distingue cette cause – hormis qu'il s'agit de la
première organisation idéologique d’espionnage arabo-juive en Israël –,
c’est l’émergence d’une organisation secrète à long terme visant à jouer
le rôle de la cinquième colonne en menant des opérations de sabotage
dans des lieux stratégiques et à des heures de pointe en coordination
avec l’ennemi. Le réseau s’est distingué par sa taille – impressionnante
– et par une durée d’action prolongée ». Quoi qu’il en soit, nombre
d’activistes de Matzpen disposent toujours d’une présence dans les
arènes politique et intellectuelle en Israël, notamment Mikhaïl
Warschawski (Mikado), qui a indiqué, dans un article récent, que le
règlement du conflit israélo-palestinien était tributaire du
démantèlement du colonialisme israélien. Ce militant pacifiste de gauche
estime que l’objectif du mouvement national palestinien est de
démanteler les structures de l’hégémonie colonialiste sur l’homme et la
terre ; l’objectif du partenaire israélien de ce mouvement apparaît, de
loin, plus épineux : il s’agirait, pour lui, de démanteler ses propres
structures colonialistes. En effet, le débat ne porte pas uniquement sur
la cessation de la violence colonialiste et du recours à la force pour
dominer le pays et imposer sa souveraineté aux autochtones ; il porte
aussi sur une auto-révolution qui devrait changer la donne en
profondeur. Le démantèlement des structures colonialistes israéliennes
signifie alors, selon ce point de vue qui reflète les idées de Matzpen :
« Accepter l’arabité de notre environnement, nous diriger de
l’Occident vers l’Orient, reconnaître que les Arabes de Palestine sont
les maîtres des lieux et admettre notre statut d’envahisseurs violents ».
Il insiste sur le fait que le démantèlement des structures
colonialistes israéliennes requiert une rude leçon d’humilité et il
reconnaît, en tant qu’Israélien, que c’est la chose la plus difficile à
réaliser. Or, il ne saurait y avoir de partenariat réel pour une lutte
conjointe sans un tel changement, ni même de coexistence
israélo-palestinienne, abstraction faite du tracé des frontières.
Par Antoine Chalhat, dans Assafir de novembre 2016
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