jeudi 3 novembre 2016

Irak : "Ce camp est un rêve comparé à Mossoul" (Armin Arefi)

 Les Peshmergas laissent peu de personnes franchir la grille d'entrée du camp de Khazir.

Un étonnant spectacle anime la rive droite du fleuve Kabour. Sur la plaine désertique de Ninive s'étendent, à perte de vue, des centaines de tentes blanches. Nous sommes à trente kilomètres de Mossoul, « capitale irakienne » du « califat » de Daech. Derrière un monticule de terre, s'élève un mur de barbelés. Il sépare des familles en pleurs. Leurs émouvantes retrouvailles, après deux ans de séparation, sont surveillées de très près. Présents de l'autre côté du mur, des Peshmergas montent la garde. La mine sévère derrière leur épaisse moustache noire, les combattants kurdes empêchent quiconque de pénétrer à l'intérieur.
Situé au Kurdistan irakien, le camp de déplacés de Khazir vient d'ouvrir ses portes. Financé par le Programme alimentaire mondial (PAM), le Croissant-Rouge irakien et la fondation Massoud Barzani, chef du gouvernement régional du Kurdistan, il est censé accueillir 200 000 personnes fuyant la deuxième ville d'Irak. En à peine dix jours, un millier d'habitants de Mossoul y ont déjà trouvé refuge.

Somnifères pour les enfants
Une avenue en terre, semée de cailloux et jonchée de débris, accueille le chanceux visiteur. Quelques réfugiés tuent le temps en discutant à l'ombre de sanitaires préfabriqués. Envahies par la poussière, les tentes parfaitement alignées paraissent inhabitées. Pourtant, la demi-douzaine de souliers disposés devant l'une d'entre elles trahit une présence humaine. À l'intérieur, l'ocre a laissé place à un bleu azur, couleur des bâches couvrant le sol. Accoupis par terre, les huit membres d'une famille mossoulienne vivent ici depuis trois jours.
Effrayés à l'idée de témoigner en raison des risques de représailles djihadistes, les hôtes acceptent finalement de parler, à condition de conserver l'anonymat. « Ce camp est un rêve comparé à tout ce que nous avons traversé », confie Haidar*, le père de cette famille de six enfants. « Nous avons fui à l'aube, dès six heures du matin, alors que les djihadistes étaient encore à 200 mètres de nous. Pour ne pas éveiller les soupçons, nous avons donné des somnifères aux enfants, afin qu'ils ne pleurent pas. » La traversée fut longue et éprouvante. Les bambins en ont perdu leurs souliers. Leurs visages souillés témoignent encore des souffrances qu'ils ont endurées.

« Frappé sur la plante des pieds »
Au fond de la tente, sur de fins matelas estampillés « la Reine des neiges », les deux cadets jouent avec une bouteille d'eau à moitié vide. La mère se lève soudain et réprimande sa fille, qui rit de plus belle. « Je ne voulais pas envoyer mes enfants à l'école à Mossoul », explique le mari. « Au lieu de leur apprendre les sciences, Daech leur apprenait comment se battre et chanter les louanges de Dieu. » La structure métallique de la tente se met à trembler. Le plastique qui sert de porte se rabat violemment. Le vent se lève sur le camp de Khazir. Mais les réfugiés ne sourcillent guère.
Hakim, le jeune frère de Haidar manipule nerveusement son chapelet. Musulman sunnite, comme la grande majorité des habitants de Mossoul, il évoque un véritable harcèlement de la part des djihadistes, tout aussi sunnites que lui. Pour eux, le chapelet n'est qu'une "bid'ah", une innovation inexistante au temps du prophète. « S'ils t'apercevaient avec, ils t'infligeaient une amende de mille dinars [un euro, NDLR] par bille", raconte Hakim. Son chapelet en compte 99... « Ils m'ont beaucoup frappé sur la plante des pieds », lâche-t-il.

« Nous protégeons votre religion, et vous la violez »
La confiance s'installe. Les langues se délient. Haidar renchérit : « On ne pouvait pas communiquer avec les djihadistes, car ils se considéraient comme des envoyés du prophète. Ils nous répétaient sans cesse : Nous protégeons votre religion, et vous la violez. » Ancien employé dans un hôpital de Mossoul, ce quadragénaire à la fine moustache noire et au tee-shirt usé, a refusé de prêter allégeance à l'EI. Il en a perdu le droit de travailler, et a passé deux années cloîtré chez lui, en compagnie de sa femme et de ses enfants, à vivre de dons de proches.
Certaines pratiques religieuses étaient rendues obligatoires. « La population devait se rendre à la mosquée pour chaque prière », explique-t-il. « Les rues de Mossoul étaient alors vides, et tous ceux qui étaient surpris dehors étaient punis. » En revanche, il était strictement interdit de témoigner de ces contraintes dans le reste de l'Irak. « Être surpris avec un téléphone portable pouvait vous coûter très cher... », confie Haidar. « Mais j'en gardais tout de même un en cachette ! »

Interdiction de porter le maillot du PSG
Une minuscule fente dans la bâche offre un peu de ciel gris à la famille. À l'entrée de la tente, les chaussures d'un journaliste ont disparu. Elles ont été dérobées par le rejeton d'une tente voisine, provoquant un fou rire général. Au sol, des cailloux foncés ont été disposés de manière à former un cœur. Le même symbole a été dessiné à travers la poussière d'une tente. Un jeune voisin approche, arborant fièrement le maillot... du Paris Saint-Germain. « J'ai été interpellé en pleine rue par la police religieuse pour avoir porté ce tee-shirt », assure-t-il. « Elle trouvait que l'emblème du club ressemblait trop à une croix chrétienne. » Il ne s'agit pourtant que de la tour Eiffel...
La « Hisbah », police religieuse de l'EI, est l'incarnation quotidienne de Daech auprès de la population. C'est elle qui est chargée de vérifier l'application de la charia. Et de punir le cas échéant. « Elle est partout dans la rue », affirme Hakim, le jeune frère de Haidar, en allumant une cigarette. « Si elle rencontre un groupe de jeunes, elle fouille machinalement ses poches. Une fois, ils ont retrouvé une carte SIM et ont égorgé le jeune, comme un mouton. »

"C'est à la police religieuse qu j'achetais mes cigarettes"
Les regards se ferment. Tout sourire, deux enfants pénètrent dans la tente avec un morceau de pain. Hakim poursuit son récit. « J'ai déjà assisté à une exécution sur la place publique. Après la décapitation, lorsque la tête roule sur le sol, certains badauds s'évanouissent, d'autres sont saisis d'effroi. Mais tout le monde est obligée de scander Allah Akbar. Les djihadistes crient alors : Dawlet el Islam (État islamique). Et la foule de lui répondre Baqiyah (demeurera) ! »
Le jeune homme écrase son mégot dans une boîte de conserve à ses pieds. « C'est à la police religieuse que j'achetais mes cigarettes, jure-t-il. Or, quand ils nous surprennent en train de fumer, ils nous fouettaient ! » Une femme au voile jaune dans la tente, avec un bébé dans les bras. Bouchra est la sœur d'Haidar, qu'elle a accompagné dans sa fuite. Son fils est en pleurs, et elle peine à le calmer.

Femmes yézidies stérilisées
« Je n'ai pas de lait aujourd'hui à offrir à mes enfants », se lamente-t-elle de sa voix rauque. « Quand ils commencent à pleurer, je leur montre des photos de lait et ça les calme. » Sur la poutre métallique qui supporte la tente, pend une burqa, dernier souvenir de deux années noires. « Nous devions couvrir tout notre corps en noir, excepté nos yeux », explique Bouchra. « Je n'y voyais pas grand-chose, et un jour, je suis tombée par terre, avec mon enfant dans les bras. »
À Mossoul, ses bourreaux étaient avant tout des femmes. Elles aussi membres de la Hisbah, elles veillaient scrupuleusement au respect de la tenue islamique par leurs concitoyennes. « Elles nous épiaient, nous suivaient dans le marché, et nous frappaient », se remémore-t-elle avec effroi. Un sort pourtant "enviable" par rapport à celui que les djihadistes réservent aux femmes yézidies. Son frère Haidar s'approche d'un journaliste et lui chuchote à l'oreille, honteux : « J'ai vu des Yézidies amenées de force à l'hôpital pour être stérilisées. Elles devenaient ainsi leurs esclaves sexuelles, sans risquer de tomber enceintes. » Le bébé a cessé de pleurer.

(*) Pour des raisons de sécurité, les noms des réfugiés ont tous été modifiés.


(03-11-2016 - Armin Arefi)

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