dimanche 20 novembre 2016

Tunisie : "La réconciliation ne se fait pas par l'amnésie" (Sihem Ben Sédrine)

Entretien. La présidente de l'instance Vérité & dignité, chargée par la loi de faire la lumière sur les crimes commis par l'État tunisien de 1955 à 2013.


Il pleut à verse sur le club Elyssa. Situé au pied de Sidi Bou Saïd, à quelques mètres d'une église, ce lieu est emblématique de la corruption qui sévissait sous le régime Ben Ali. La seconde épouse du dictateur, la cupide Leïla Trabelsi, avait privatisé cet espace public. Un endroit symbolique où se dérouleront les 17 et 18 novembre les auditions publiques de plusieurs victimes de l'État tunisien. À 20 h 30, en direct à la télévision. Presque six ans après la révolution, les Tunisiens ont rendez-vous avec leur passé le plus sombre. Celui de la dictature, des crimes de système, qui ont régné pendant plusieurs décennies. Ils sont plus de 65 000 individus, associations, groupes à avoir déposé un dossier pour demander réparation envers l'État pour la période qui court de 1955 à 2013. L'instance Vérité & dignité, fondée en 2013, a pour mission de « révéler la vérité, définir les responsabilités et de démanteler le système despotique et mafieux ». Sihem Ben Sédrine dirige cette institution. Cette ex-opposante parle sans détour de ses missions et du contexte actuel.

Comment fait-on pour affronter son passé ?
C'est un acte douloureux qui éveille des craintes, des peurs, tout ce qui est irrationnel. La meilleure manière de gérer un stress, une angoisse, c'est de rationaliser. C'est notre travail. D'abord, il faut voir le cadre légal. La loi est très précise. Tout ce que nous sommes en train de faire est régi par la loi. Que dit-elle ? Qu'il y a un impératif de révélation de la vérité, que cet impératif est une obligation de l'État envers la société. La révélation passe la définition des responsabilités. L'objectif final ? Parvenir à démanteler le système despotique et de corruption. Nous poursuivons les crimes de système. Identifier quel est l'organe de l'État qui a commis des violations. Notre compétence : identifier toute personne qui a agi au nom de l'État ou sous couverture de l'État. La loi nous oblige à faire des auditions à huis clos et publiques. Aujourd'hui, plus de 10 500 auditions à huis clos se sont déroulées depuis septembre 2015. Les témoignages sont enregistrés en vidéo, avec le consentement de la victime, pour servir la mémoire. Nous avons également une database qui permet de mesurer l'ampleur et la définition de ces violations. Les victimes remplissent, de façon confidentielle, 450 questions liées aux 32 types de violations que nous avons définis. On va avoir un mapping des crimes commis par l'État depuis soixante ans.

Toutes les plaintes sont-elles recevables ?
Non. Il faut que l'auteur des violations soit l'État, sinon, ce n'est pas de notre compétence. Nous avons rejeté 4 % des plaintes pour cette raison. Nous ne traitons que la période de 1955 à 2013. Nous faisons un tri pour vérifier si ces plaintes sont de notre ressort.

Quelles différences entre les auditions à huis clos et celles qui seront publiques ?
Lors des auditions à huis clos, nous laissons tout le temps nécessaire à la victime pour parler. Les auditions publiques sont d'une tout autre logique. On a déjà reçu et documenté le témoignage. Il y a des critères pour être éligible aux auditions publiques. La santé mentale, l'état physique, psychologique avant pendant et après l'audition pour vérifier la capacité à assumer cette exposition publique. Il s'agit de témoigner pour l'opinion publique. Le temps de parole est plus réduit. Les premiers cas qui passeront seront des cas lourds. Parfois, la victime a mis deux jours pour dire ce qu'elle avait vécu. Elle n'aura que 45 minutes pour s'exprimer publiquement. Nous préparons pour les journalistes des fiches victimes. Nous y expliquons le contexte historique, comment la victime a vécu les violations. On va privilégier le volet témoignage. Le témoin s'adresse à l'ensemble des citoyens tunisiens. Le message : « Voilà comment l'État despotique l'a écrasé, car il s'opposait à lui. » Cela va de la période pour la lutte pour le pouvoir après l'indépendance entre les clans Bourguiba et Ben Youssef jusqu'à Ben Ali.

Quels sont les messages envoyés aux Tunisiens à travers ces nombreux témoignages ?
Expliquer comment une machine despotique fonctionne, comment l'État écrase le citoyen. Ce sont des messages envoyés à l'ensemble du pays pour montrer qu'un système despotique n'est pas l'idéal. On peut faire du développement dans un État de droit, une démocratie. Il ne faut pas regretter la dictature. Cette nostalgie touche aujourd'hui toutes les couches de la population : « Ah, on avait du boulot, on avait du calme, de la sécurité… » On doit combattre cette nostalgie par ces témoignages. L'État de droit est le plus capable de faire vivre une communauté ensemble.

Comment les victimes seront-elles auditionnées ?
Toutes les victimes sans exception, les 65 000, seront auditionnées à huis clos. Que ce soit des individus, des groupes… La ligue des droits de l'homme, l'ordre des avocats, l'association des Femmes démocrates, l'UGTT, des minorités raciales et religieuses comme la minorité noire, la communauté juive, elles ont toutes déposé un dossier. Par exemple, en 1967, il y a eu des violations terribles, des viols de femmes, des spoliations envers les juifs, on a sorti des gens de leurs maisons, il y a eu des crimes. Après, on a eu la déclaration de Bourguiba qui a dit « je ne veux pas qu'on touche à un cheveu d'un juif ». C'était un peu tard. Les débordements ont duré des jours et des jours et l'État a laissé faire... Il y a eu des massacres, à petite échelle, de Noirs. L'État a laissé faire et a laissé dans l'impunité les auteurs de ces crimes. Il est coupable de négligence. L'État a un devoir de protection de ses citoyens. Mais le citoyen a aussi un devoir, une responsabilité. Il n'a pas le droit de regarder quelqu'un se faire écraser et ne pas intervenir. C'est un des messages que nous allons faire passer. Pour reconstruire une société, il y a le droit, les institutions, mais aussi les valeurs morales. Quand une société se départit de ses valeurs morales, ne dissocie plus le bien du mal, on obtient ce qu'Hannah Arrendt nommait « la banalisation du mal ».

Cela risque d'être extrêmement violent pour la société tunisienne…
... ce n'est pas une histoire reluisante en termes de violations. On enterre, on banalise, on ne veut pas savoir. Mais il y a des électrochocs dont on a besoin. Se confronter à son passé, c'est bon pour nous de savoir que « nous ne sommes pas des gens pacifistes, merveilleux, hospitaliers, des gens qui n'ont jamais utilisé le sang, nous nous sommes des gens biens, alors que les Algériens, les Irakiens, les Syriens eux… » Eh bien non, nous ne sommes pas des gens bien, on a fait comme eux, à petite échelle, dans des temps limités, mais on l'a fait ! Quand on cherche l'amnésie, qu'on ne veut pas savoir, c'est qu'on a honte. Pour dépasser la honte, on doit voir en face ce que nous avons fait pour ne plus le refaire. L'État en premier. Mais aussi chaque citoyen... Le ciment d'une société, ce sont ses valeurs morales. Elle dépérit, perd ses liens, sa cohésion. L'identité de la société, ce sont ses valeurs morales.

C'est le cas aujourd'hui ?
L'ancienne machine est en cours de démantèlement, mais elle est encore là, et la nouvelle machine n'est pas encore là, mais dans une dynamique de confrontation. Les deux machines cohabitent. Mais l'avenir est pour la nouvelle. Le simple fait de doter la Tunisie d'un mécanisme de justice transitionnelle le prouve. On va résoudre nos problèmes. On va restaurer la société en écoutant les victimes.

Certaines puissantes familles se sont enrichies sur le dos des Tunisiens ? Sont-elles encore présentes ?
En pire. Avant, l'État était fort. Le partage du gâteau se faisait en présence du parrain. Il ne laissait pas faire les choses. Quand l'État s'est affaissé et que l'État nouveau n'a pas les moyens d'appliquer sa loi, c'est alors la loi de la jungle. C'est le plus fort qui gagne. Celui qui a réussi à acheter tel député, tel maire. Nous sommes dans cette configuration. Nous avons des dossiers sur tous ces cas de figure. Une nouvelle nomenklatura a émergé après la révolution et ils sont en train de se partager le gâteau et même les biens confisqués. C'est une des raisons pour lesquelles il y a toutes ces campagnes pour casser l'IVD. Et cette loi de réconciliation économique qui n'a que pour objectif de garantir l'impunité et l'avenir à cette nouvelle nomenklatura. « Vous ne touchez pas à ces gens-là, ce n'est pas votre dossier, vous devez lever la main ! » Cette loi a été rejetée grâce à la société civile. Nous avons affaire à un paysage médiatique hérité de l'ancien régime, mais qui est encore pire que l'ancien. L'ancien était motivé par des objectifs politiques. Maintenant, on a en plus la mafia qui a pris en otages ces médias, qui ont tout acheté ou presque.

Quand l'homme d'affaires Chafik Jarraya passe à la télévision…
… ça dit tout ! Il dit clairement qu'il a tout acheté, les journalistes, et il en est fier ! Il n'y a aucune poursuite judiciaire contre lui. C'est terrible… À part le Syndicat des journalistes qui a réagi, car il était directement mis en cause.

Quelle est la raison des attaques que vous subissez ?
On est des « vilains », on est « corrompu », on est des « dictateurs ». On a « les défauts de la dictature ». J'ai refusé une protection policière. Qui va me protéger ? Quand je vais dans la rue, que je conduis ma voiture, je n'utilise mon chauffeur que pour les rendez-vous officiels, quand des policiers m'arrêtent, je ne vous dis pas le respect qu'ils me témoignent. Ils sont extrêmement respectueux, ils me disent : « Madame, continuez, vous êtes tout ce qu'il nous reste de la révolution, il y a beaucoup de corruption madame, le pays va à vau-l'eau. » Qui n'aime pas l'IVD ? Le petit groupe des « 42 » qui ont été limogés. Ils constituent le groupe, le noyau dur, qui aujourd'hui est à l'origine de tout ce que vous voyez comme mafia dans le pays. Ce sont eux qui achètent la justice, qui essayent d'influencer la police, qui ont les machines de désinformation, qui donnent les infos à ces petits journaleux achetés qui font exactement ce qu'on leur demande. Ben Ali, c'était le chef. Il déléguait. Ces 42 avaient à l'époque le droit de vie ou de mort sur les citoyens. Ils n'acceptent pas d'avoir perdu ce pouvoir. Ils avaient pouvoir sur tout, ils l'ont perdu et ils essayent de le retrouver. Ils n'y arriveront pas, car nous avons une nouvelle Constitution. Alors ils essayent de pervertir les institutions, de dégoûter les gens de la politique. Ils ne veulent pas de la justice transitionnelle. Le journal Chourouk est leur porte-parole. Il écrit que l'IVD va faire la « fitna » (la discorde). Alors que nous voulons réconcilier les Tunisiens avec leur État. Ils me surveillent, je suis sur écoutes, mais je ne me sens pas en danger. Je leur ai dit : « S'il m'arrive quelque chose, c'est vous ! » Ils sont arrogants et omnipotents. Mais ils ne savent pas que leur omnipotence passée n'est plus.

Slim Chiboub, un des gendres de Ben Ali, a été le premier personnage important à faire appel à l'IVD ?
On a eu d'autres cas avant. Le 15 janvier 2011, il a divorcé de sa femme, donc le mot gendre… Tous les autres gendres de Ben Ali ont déposé. Il faut que leur dossier soit recevable. Chiboub, c'est celui qui a compris l'intérêt qu'il pouvait tirer de la justice transitionnelle. Car ces gens-là ont tous été soumis à des chantages du type « tu me donnes des sous et je m'occupe de ton dossier ». À la fin, ils se disent « je suis en train de donner de l'argent, l'opinion publique ne sait pas que je suis en train de le faire et par conséquent, ça va compter pour beurre » alors autant aller à l'IVD ou le processus est transparent, c'est sur la table et pas en dessous, ce qui les protégera des arnaqueurs.

Sont-ils sincères dans leurs démarches ?
Ce n'est pas de la sincérité, c'est de l'intérêt. Ils n'ont pas le choix. En venant ici, ils connaissent les règles. Il faut se repentir, dire exactement comment cela s'est passé et restituer de l'argent. Quel est le mécanisme incitatif qui les fait venir ? Les procédures judiciaires engagées contre eux sont gelées et si la négociation aboutit, il y a une extinction de l'action publique. La mécanique de la corruption n'est pas évidente à prouver avec les sociétés-écrans, les pays étrangers... L'objectif n'est pas de tout avoir sur un individu, mais de mettre à nu le système et que l'argent soit restitué aux Tunisiens. Qu'ils voient que ces gens ont demandé pardon à la communauté. Même s'ils ont restitué une part, c'est déjà ça, ce n'est pas rien. Ça aide à restaurer nos institutions, à prévenir la corruption. À rétablir les frontières du bien et du mal de la morale. Aujourd'hui, on en arrive à une situation ou voler l'argent public, piller l'État, c'est banal. Et même, vous devenez quelqu'un de performant, qui a réussi. Il faut que la société se protège par les valeurs pas seulement par le judiciaire, le droit. Quand Slim Chiboub dit « moi, ce que j'ai fait, ce n'est pas bien, je le regrette et je demande pardon », c'est un acte fondateur.

La Tunisie est-elle une société fracturée ?
Oui. En mille morceaux. Ça ne se voit pas, mais elle est fracturée entre ses régions, elle coupée en deux entre l'est et l'ouest. Elle est fracturée dans ses familles politiques. On a besoin que celles-ci se remettent à travailler ensemble. À l'IVD, on a constaté la fracture idéologique entre Ennahda et le Front populaire (gauche). Ils venaient me voir en me disant « eux, ce ne sont pas des vrais résistants », etc. Un jour je les ai réunis. Je leur ai dit : « Vous êtes tous des victimes du despotisme et pas des victimes de droite ou de gauche ! » Ils ont fait la paix entre eux, à l'intérieur de l'IVD en tout cas. À l'extérieur, ça ne me regarde pas. Bien sûr, ce ne sont que deux groupes. Le Front populaire était anti-IVD : il a déposé des dossiers. Les familles des martyrs Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi, assassinés, ont déposé un dossier. Ils sont tous venus en disant : « Nous attendons de l'IVD qu'il dévoile la vérité et qu'il fasse œuvre de mémoire. » Bien sûr que la société tunisienne est fracturée. Je l'ai constaté quand les minorités ont déposé des dossiers. Mais nous avons les mécanismes institutionnels pour réparer, pour confronter les vilaines choses que nous avons faites. La réconciliation ne se fait pas par l'amnésie.

Où seront construits les lieux de mémoire ?
Quand la prison du 9 avril a été détruite, c'est un espace de mémoire qui nous a manqué. Depuis neuf mois, l'IVD n'a pas cessé d'alerter les trois institutions dont dépend ce terrain (Domaines de l'État, Justice, Santé) pour dire « attention, il y a des corps ensevelis sous ce lieu, l'IVD souhaite en faire un lieu de mémoire, reconstruire une partie de cette prison qui a broyé toutes les générations d'opposants ». Quand le gouvernement Chahed est arrivé, tous nos courriers sont partis à la poubelle… La justice transitionnelle n'existe pas dans son programme, dans son discours. Nous avions réservé le Palais des congrès pour les premières auditions publiques, car il faut que ce soit dans un lieu institutionnel, un lieu qui montre que l'État assume. Eh bien, trois semaines avant on nous enlève la salle, car ça risque de nuire à la conférence sur l'investissement… Ils n'ont rien compris. Ils sont dans le déni. L'Afrique du Sud a vendu la justice transitionnelle pour redorer son image. Le Maroc jusqu'à aujourd'hui ne cesse de le faire. La présidence de la République ne le veut pas. La justice transitionnelle envoie un signal positif aux investisseurs en restaurant toutes les valeurs de cette société. Mais ils lisent les choses à l'envers. C'est la présidence ! Ils veulent nous reconstruire un État benalien. Ils n'en veulent pas de notre Constitution.

Quel bilan des 10 500 auditions qui se sont déroulées à huis clos ?
Sur ces 10 500 victimes, il y en a 5 qui ont dit : « Moi, je veux qu'ils passent en jugement, qu'il y ait une sanction pénale. » Toutes les autres on dit : « On pardonne à condition qu'ils nous demandent pardon. » C'est la majorité absolue pour ne pas dire la quasi-totalité. Mais toutes les demandes de conciliations et d'arbitrages envoyées au ministère de l'Intérieur, demandées par les victimes des tortionnaires, ont été rejetées. Ils sont dans le déni. Il ne s'est rien passé, mais on va y arriver. J'ai confiance.


(17-11-2016- Propos recueillis par Benoît Delmas )

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