Entretien. La présidente de l'instance Vérité & dignité, chargée par
la loi de faire la lumière sur les crimes commis par l'État tunisien de
1955 à 2013.
Il pleut à verse sur le club Elyssa. Situé au pied de Sidi Bou Saïd, à
quelques mètres d'une église, ce lieu est emblématique de la corruption
qui sévissait sous le régime Ben Ali. La seconde épouse du dictateur, la
cupide Leïla Trabelsi, avait privatisé cet espace public. Un endroit
symbolique où se dérouleront les 17 et 18 novembre les auditions
publiques de plusieurs victimes de l'État tunisien. À 20 h 30, en direct
à la télévision. Presque six ans après la révolution, les Tunisiens ont
rendez-vous avec leur passé le plus sombre. Celui de la dictature, des
crimes de système, qui ont régné pendant plusieurs décennies. Ils sont
plus de 65 000 individus, associations, groupes à avoir déposé un
dossier pour demander réparation envers l'État pour la période qui court
de 1955 à 2013. L'instance Vérité & dignité, fondée en 2013, a pour
mission de « révéler la vérité, définir les responsabilités et de
démanteler le système despotique et mafieux ». Sihem Ben Sédrine dirige
cette institution. Cette ex-opposante parle sans détour de ses missions
et du contexte actuel.
Comment fait-on pour affronter son passé ?
C'est un acte douloureux qui éveille des craintes, des peurs, tout ce
qui est irrationnel. La meilleure manière de gérer un stress, une
angoisse, c'est de rationaliser. C'est notre travail. D'abord, il faut
voir le cadre légal. La loi est très précise. Tout ce que nous sommes en
train de faire est régi par la loi. Que dit-elle ? Qu'il y a un
impératif de révélation de la vérité, que cet impératif est une
obligation de l'État envers la société. La révélation passe la
définition des responsabilités. L'objectif final ? Parvenir à démanteler
le système despotique et de corruption. Nous poursuivons les crimes de
système. Identifier quel est l'organe de l'État qui a commis des
violations. Notre compétence : identifier toute personne qui a agi au
nom de l'État ou sous couverture de l'État. La loi nous oblige à faire
des auditions à huis clos et publiques. Aujourd'hui, plus de 10 500
auditions à huis clos se sont déroulées depuis septembre 2015. Les
témoignages sont enregistrés en vidéo, avec le consentement de la
victime, pour servir la mémoire. Nous avons également une database qui
permet de mesurer l'ampleur et la définition de ces violations. Les
victimes remplissent, de façon confidentielle, 450 questions liées aux
32 types de violations que nous avons définis. On va avoir un mapping
des crimes commis par l'État depuis soixante ans.
Toutes les plaintes sont-elles recevables ?
Non. Il faut que l'auteur des violations soit l'État, sinon, ce n'est
pas de notre compétence. Nous avons rejeté 4 % des plaintes pour cette
raison. Nous ne traitons que la période de 1955 à 2013. Nous faisons un
tri pour vérifier si ces plaintes sont de notre ressort.
Quelles différences entre les auditions à huis clos et celles qui seront publiques ?
Lors des auditions à huis clos, nous laissons tout le temps nécessaire à
la victime pour parler. Les auditions publiques sont d'une tout autre
logique. On a déjà reçu et documenté le témoignage. Il y a des critères
pour être éligible aux auditions publiques. La santé mentale, l'état
physique, psychologique avant pendant et après l'audition pour vérifier
la capacité à assumer cette exposition publique. Il s'agit de témoigner
pour l'opinion publique. Le temps de parole est plus réduit. Les
premiers cas qui passeront seront des cas lourds. Parfois, la victime a
mis deux jours pour dire ce qu'elle avait vécu. Elle n'aura que 45
minutes pour s'exprimer publiquement. Nous préparons pour les
journalistes des fiches victimes. Nous y expliquons le contexte
historique, comment la victime a vécu les violations. On va privilégier
le volet témoignage. Le témoin s'adresse à l'ensemble des citoyens
tunisiens. Le message : « Voilà comment l'État despotique l'a écrasé,
car il s'opposait à lui. » Cela va de la période pour la lutte pour le
pouvoir après l'indépendance entre les clans Bourguiba et Ben Youssef
jusqu'à Ben Ali.
Quels sont les messages envoyés aux Tunisiens à travers ces nombreux témoignages ?
Expliquer comment une machine despotique fonctionne, comment l'État
écrase le citoyen. Ce sont des messages envoyés à l'ensemble du pays
pour montrer qu'un système despotique n'est pas l'idéal. On peut faire
du développement dans un État de droit, une démocratie. Il ne faut pas
regretter la dictature. Cette nostalgie touche aujourd'hui toutes les
couches de la population : « Ah, on avait du boulot, on avait du calme,
de la sécurité… » On doit combattre cette nostalgie par ces témoignages.
L'État de droit est le plus capable de faire vivre une communauté
ensemble.
Comment les victimes seront-elles auditionnées ?
Toutes les victimes sans exception, les 65 000, seront auditionnées à
huis clos. Que ce soit des individus, des groupes… La ligue des droits
de l'homme, l'ordre des avocats, l'association des Femmes démocrates,
l'UGTT, des minorités raciales et religieuses comme la minorité noire,
la communauté juive, elles ont toutes déposé un dossier. Par exemple, en
1967, il y a eu des violations terribles, des viols de femmes, des
spoliations envers les juifs, on a sorti des gens de leurs maisons, il y
a eu des crimes. Après, on a eu la déclaration de Bourguiba qui a dit
« je ne veux pas qu'on touche à un cheveu d'un juif ». C'était un peu
tard. Les débordements ont duré des jours et des jours et l'État a
laissé faire... Il y a eu des massacres, à petite échelle, de Noirs.
L'État a laissé faire et a laissé dans l'impunité les auteurs de ces
crimes. Il est coupable de négligence. L'État a un devoir de protection
de ses citoyens. Mais le citoyen a aussi un devoir, une responsabilité.
Il n'a pas le droit de regarder quelqu'un se faire écraser et ne pas
intervenir. C'est un des messages que nous allons faire passer. Pour
reconstruire une société, il y a le droit, les institutions, mais aussi
les valeurs morales. Quand une société se départit de ses valeurs
morales, ne dissocie plus le bien du mal, on obtient ce qu'Hannah
Arrendt nommait « la banalisation du mal ».
Cela risque d'être extrêmement violent pour la société tunisienne…
... ce n'est pas une histoire reluisante en termes de violations. On
enterre, on banalise, on ne veut pas savoir. Mais il y a des
électrochocs dont on a besoin. Se confronter à son passé, c'est bon pour
nous de savoir que « nous ne sommes pas des gens pacifistes,
merveilleux, hospitaliers, des gens qui n'ont jamais utilisé le sang,
nous nous sommes des gens biens, alors que les Algériens, les Irakiens,
les Syriens eux… » Eh bien non, nous ne sommes pas des gens bien, on a
fait comme eux, à petite échelle, dans des temps limités, mais on l'a
fait ! Quand on cherche l'amnésie, qu'on ne veut pas savoir, c'est qu'on
a honte. Pour dépasser la honte, on doit voir en face ce que nous avons
fait pour ne plus le refaire. L'État en premier. Mais aussi chaque
citoyen... Le ciment d'une société, ce sont ses valeurs morales. Elle
dépérit, perd ses liens, sa cohésion. L'identité de la société, ce sont
ses valeurs morales.
C'est le cas aujourd'hui ?
L'ancienne machine est en cours de démantèlement, mais elle est encore
là, et la nouvelle machine n'est pas encore là, mais dans une dynamique
de confrontation. Les deux machines cohabitent. Mais l'avenir est pour
la nouvelle. Le simple fait de doter la Tunisie d'un mécanisme de
justice transitionnelle le prouve. On va résoudre nos problèmes. On va
restaurer la société en écoutant les victimes.
Certaines puissantes familles se sont enrichies sur le dos des Tunisiens ? Sont-elles encore présentes ?
En pire. Avant, l'État était fort. Le partage du gâteau se faisait en
présence du parrain. Il ne laissait pas faire les choses. Quand l'État
s'est affaissé et que l'État nouveau n'a pas les moyens d'appliquer sa
loi, c'est alors la loi de la jungle. C'est le plus fort qui gagne.
Celui qui a réussi à acheter tel député, tel maire. Nous sommes dans
cette configuration. Nous avons des dossiers sur tous ces cas de figure.
Une nouvelle nomenklatura a émergé après la révolution et ils sont en
train de se partager le gâteau et même les biens confisqués. C'est une
des raisons pour lesquelles il y a toutes ces campagnes pour casser
l'IVD. Et cette loi de réconciliation économique qui n'a que pour
objectif de garantir l'impunité et l'avenir à cette nouvelle
nomenklatura. « Vous ne touchez pas à ces gens-là, ce n'est pas votre
dossier, vous devez lever la main ! » Cette loi a été rejetée grâce à la
société civile. Nous avons affaire à un paysage médiatique hérité de
l'ancien régime, mais qui est encore pire que l'ancien. L'ancien était
motivé par des objectifs politiques. Maintenant, on a en plus la mafia
qui a pris en otages ces médias, qui ont tout acheté ou presque.
Quand l'homme d'affaires Chafik Jarraya passe à la télévision…
… ça dit tout ! Il dit clairement qu'il a tout acheté, les journalistes,
et il en est fier ! Il n'y a aucune poursuite judiciaire contre lui.
C'est terrible… À part le Syndicat des journalistes qui a réagi, car il
était directement mis en cause.
Quelle est la raison des attaques que vous subissez ?
On est des « vilains », on est « corrompu », on est des « dictateurs ».
On a « les défauts de la dictature ». J'ai refusé une protection
policière. Qui va me protéger ? Quand je vais dans la rue, que je
conduis ma voiture, je n'utilise mon chauffeur que pour les rendez-vous
officiels, quand des policiers m'arrêtent, je ne vous dis pas le respect
qu'ils me témoignent. Ils sont extrêmement respectueux, ils me disent :
« Madame, continuez, vous êtes tout ce qu'il nous reste de la
révolution, il y a beaucoup de corruption madame, le pays va à
vau-l'eau. » Qui n'aime pas l'IVD ? Le petit groupe des « 42 » qui ont
été limogés. Ils constituent le groupe, le noyau dur, qui aujourd'hui
est à l'origine de tout ce que vous voyez comme mafia dans le pays. Ce
sont eux qui achètent la justice, qui essayent d'influencer la police,
qui ont les machines de désinformation, qui donnent les infos à ces
petits journaleux achetés qui font exactement ce qu'on leur demande. Ben
Ali, c'était le chef. Il déléguait. Ces 42 avaient à l'époque le droit
de vie ou de mort sur les citoyens. Ils n'acceptent pas d'avoir perdu ce
pouvoir. Ils avaient pouvoir sur tout, ils l'ont perdu et ils essayent
de le retrouver. Ils n'y arriveront pas, car nous avons une nouvelle
Constitution. Alors ils essayent de pervertir les institutions, de
dégoûter les gens de la politique. Ils ne veulent pas de la justice
transitionnelle. Le journal Chourouk est leur porte-parole. Il écrit que
l'IVD va faire la « fitna » (la discorde). Alors que nous voulons
réconcilier les Tunisiens avec leur État. Ils me surveillent, je suis
sur écoutes, mais je ne me sens pas en danger. Je leur ai dit : « S'il
m'arrive quelque chose, c'est vous ! » Ils sont arrogants et
omnipotents. Mais ils ne savent pas que leur omnipotence passée n'est
plus.
Slim Chiboub, un des gendres de Ben Ali, a été le premier personnage important à faire appel à l'IVD ?
On a eu d'autres cas avant. Le 15 janvier 2011, il a divorcé de sa
femme, donc le mot gendre… Tous les autres gendres de Ben Ali ont
déposé. Il faut que leur dossier soit recevable. Chiboub, c'est celui
qui a compris l'intérêt qu'il pouvait tirer de la justice
transitionnelle. Car ces gens-là ont tous été soumis à des chantages du
type « tu me donnes des sous et je m'occupe de ton dossier ». À la fin,
ils se disent « je suis en train de donner de l'argent, l'opinion
publique ne sait pas que je suis en train de le faire et par conséquent,
ça va compter pour beurre » alors autant aller à l'IVD ou le processus
est transparent, c'est sur la table et pas en dessous, ce qui les
protégera des arnaqueurs.
Sont-ils sincères dans leurs démarches ?
Ce n'est pas de la sincérité, c'est de l'intérêt. Ils n'ont pas le
choix. En venant ici, ils connaissent les règles. Il faut se repentir,
dire exactement comment cela s'est passé et restituer de l'argent. Quel
est le mécanisme incitatif qui les fait venir ? Les procédures
judiciaires engagées contre eux sont gelées et si la négociation
aboutit, il y a une extinction de l'action publique. La mécanique de la
corruption n'est pas évidente à prouver avec les sociétés-écrans, les
pays étrangers... L'objectif n'est pas de tout avoir sur un individu,
mais de mettre à nu le système et que l'argent soit restitué aux
Tunisiens. Qu'ils voient que ces gens ont demandé pardon à la
communauté. Même s'ils ont restitué une part, c'est déjà ça, ce n'est
pas rien. Ça aide à restaurer nos institutions, à prévenir la
corruption. À rétablir les frontières du bien et du mal de la morale.
Aujourd'hui, on en arrive à une situation ou voler l'argent public,
piller l'État, c'est banal. Et même, vous devenez quelqu'un de
performant, qui a réussi. Il faut que la société se protège par les
valeurs pas seulement par le judiciaire, le droit. Quand Slim Chiboub
dit « moi, ce que j'ai fait, ce n'est pas bien, je le regrette et je
demande pardon », c'est un acte fondateur.
La Tunisie est-elle une société fracturée ?
Oui. En mille morceaux. Ça ne se voit pas, mais elle est fracturée entre
ses régions, elle coupée en deux entre l'est et l'ouest. Elle est
fracturée dans ses familles politiques. On a besoin que celles-ci se
remettent à travailler ensemble. À l'IVD, on a constaté la fracture
idéologique entre Ennahda et le Front populaire (gauche). Ils venaient
me voir en me disant « eux, ce ne sont pas des vrais résistants », etc.
Un jour je les ai réunis. Je leur ai dit : « Vous êtes tous des victimes
du despotisme et pas des victimes de droite ou de gauche ! » Ils ont
fait la paix entre eux, à l'intérieur de l'IVD en tout cas. À
l'extérieur, ça ne me regarde pas. Bien sûr, ce ne sont que deux
groupes. Le Front populaire était anti-IVD : il a déposé des dossiers.
Les familles des martyrs Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi, assassinés,
ont déposé un dossier. Ils sont tous venus en disant : « Nous attendons
de l'IVD qu'il dévoile la vérité et qu'il fasse œuvre de mémoire. » Bien
sûr que la société tunisienne est fracturée. Je l'ai constaté quand les
minorités ont déposé des dossiers. Mais nous avons les mécanismes
institutionnels pour réparer, pour confronter les vilaines choses que
nous avons faites. La réconciliation ne se fait pas par l'amnésie.
Où seront construits les lieux de mémoire ?
Quand la prison du 9 avril a été détruite, c'est un espace de mémoire
qui nous a manqué. Depuis neuf mois, l'IVD n'a pas cessé d'alerter les
trois institutions dont dépend ce terrain (Domaines de l'État, Justice,
Santé) pour dire « attention, il y a des corps ensevelis sous ce lieu,
l'IVD souhaite en faire un lieu de mémoire, reconstruire une partie de
cette prison qui a broyé toutes les générations d'opposants ». Quand le
gouvernement Chahed est arrivé, tous nos courriers sont partis à la
poubelle… La justice transitionnelle n'existe pas dans son programme,
dans son discours. Nous avions réservé le Palais des congrès pour les
premières auditions publiques, car il faut que ce soit dans un lieu
institutionnel, un lieu qui montre que l'État assume. Eh bien, trois
semaines avant on nous enlève la salle, car ça risque de nuire à la
conférence sur l'investissement… Ils n'ont rien compris. Ils sont dans
le déni. L'Afrique du Sud a vendu la justice transitionnelle pour
redorer son image. Le Maroc jusqu'à aujourd'hui ne cesse de le faire. La
présidence de la République ne le veut pas. La justice transitionnelle
envoie un signal positif aux investisseurs en restaurant toutes les
valeurs de cette société. Mais ils lisent les choses à l'envers. C'est
la présidence ! Ils veulent nous reconstruire un État benalien. Ils n'en
veulent pas de notre Constitution.
Quel bilan des 10 500 auditions qui se sont déroulées à huis clos ?
Sur ces 10 500 victimes, il y en a 5 qui ont dit : « Moi, je veux qu'ils
passent en jugement, qu'il y ait une sanction pénale. » Toutes les
autres on dit : « On pardonne à condition qu'ils nous demandent pardon. »
C'est la majorité absolue pour ne pas dire la quasi-totalité. Mais
toutes les demandes de conciliations et d'arbitrages envoyées au
ministère de l'Intérieur, demandées par les victimes des tortionnaires,
ont été rejetées. Ils sont dans le déni. Il ne s'est rien passé, mais on
va y arriver. J'ai confiance.
(
17-11-2016- Propos recueillis par Benoît Delmas )