mercredi 8 juillet 2015

Égypte : «Des années que les journalistes sont emprisonnés pour soi-disant propagation de fausses nouvelles»

Sophie Pommier, spécialiste de l'Egypte, analyse le projet de loi anti-terroriste qui touche par ricochet au travail des journalistes. Et revient sur les limites de la logique du tout répressif instauré par le président Al-Sissi.

Les journalistes vont-ils être contraints de se conformer à la version officielle pour relater les attaques terroristes ?
Il ne faut pas se focaliser sur un projet de loi sur le terrorisme qui ne concerne d’ailleurs que pour partie les journalistes, alors que les atteintes aux droits de l’homme sont multiformes aujourd’hui en Egypte. En ce qui concerne la liberté de la presse, elle est de fait bafouée depuis longtemps et la situation n’a cessé de se dégrader. Cela fait des années que les journalistes sont interdits de séjour dans le Sinaï et que l’on ne sait pas vraiment ce qu’il s’y passe. Des années que les chiffres des pertes subies par l’armée, des victimes des attentats et des terroristes tués sont sujets à caution et ne peuvent être vérifiés. Des années que les journalistes sont sanctionnés, voire emprisonnés pour soi-disant propagation de fausses nouvelles ou atteinte à la sécurité ou à l’image du pays. Sous Moubarak, Morsi, les militaires, comme sous Al-Sissi. Le 3 mai dernier, à l’occasion de la journée internationale de la presse, Amnesty International avait rappelé qu’il y avait à cette date dix-huit journalistes emprisonnés en Egypte. On peut aussi évoquer l’affaire des journalistes d’al-Jazeera qui ont fait les frais des tensions entre l’Egypte et le Qatar, etc.

La profession a-t-elle réagi ?
Ce qui me semble intéressant, c’est le changement de ton des médias depuis quelques temps. Alors que la presse se montrait totalement inféodée au pouvoir depuis le coup d’Etat de juin 2013, elle a récemment pris ses distances et adopté un ton critique. J’y vois deux explications possibles. La première serait une réaction de la profession. En mars dernier, le syndicat des journalistes a refusé de reconduire son président, Dia Rashwan, qui a été accusé de complaisance envers les autorités. Une personnalité réputée plus intransigeante sur la question de la liberté de la presse a été élue pour le remplacer, Yahia Qallash. Pas plus tard que le 10 juin dernier, les journalistes ont conduit une grève partielle pour dénoncer les atteintes au bon exercice de leur profession. De même d’ailleurs que les avocats, qui ont également organisé une grève début juin après la mort de plusieurs de leurs collègues passés à tabac dans des postes de police.

Quelle est l’image d'Al-Sissi, qui passe aux yeux des Occidentaux pour un rempart contre les islamistes ?
En interne, il y a un revirement qui se traduit par des tensions au sein des élites : les hommes d’affaires patrons de presse qui ont œuvré à l’éviction des Frères musulmans se trouveraient aujourd’hui en désaccord, voire en rivalité économique, avec les militaires qui ont repris le pouvoir. La dégradation de la relation entre la police et l’armée, traditionnellement conflictuelle, expliquerait par ailleurs pourquoi la plupart des mises en cause et propos critiques diffusés par les médias ont visé la police et le ministère de l’Intérieur. Par ailleurs, un autre point intéressant concerne la position du président al-Sissi. Le 7 juin, celui-ci s’est publiquement excusé pour les atteintes aux droits de l’homme, en s’adressant notamment aux avocats. A plusieurs reprises, il a appelé les forces de sécurité à adopter une attitude plus respectueuse des droits des citoyens. Or, sur ce chapitre, les choses semblent se détériorer irrévocablement. Bien sûr, la montée de la menace terroriste peut expliquer certaines dérives mais en termes de cohérence et d’image du Président, l’effet est très négatif. Soit il n’est pas sincère, soit il ne contrôle pas la situation. Dans les deux cas, sa parole se déprécie.

Le régime peut-il sortir de sa logique du tout répressif ?
Il ne faut pas se leurrer : sur la question de la répression, l’Egyptien moyen n’est pas mobilisé. L’idée selon laquelle la manière forte constitue la meilleure réponse à apporter au terrorisme prédomine largement. Mais là encore, on peut penser que le régime perd en crédibilité. Quand le groupe terroriste Wilayat Sina’, qui se présente comme la branche égyptienne de l’Etat islamique, appelle à cibler les juges et les forces de police, il met ses menaces à exécution, visant même au plus haut comme ce fut le cas le 29 juin avec l’assassinat du procureur général Hisham Barakat. Alors que les annonces répétées des succès remportés par l’armée - qui avance presque quotidiennement des chiffres importants de jihadistes tués, d’armes saisies et prétend régulièrement avoir désorganisé le mouvement - sont contredites par des attaques de plus en plus spectaculaires, et qui ne sont plus limitées au seul Sinaï. D’où d’ailleurs la volonté de museler la presse sur cette question des bilans. Mais est-ce vraiment là que résident les enjeux pour rétablir la sécurité et la stabilité ?

(Jean-Louis LE TOUZET, Libération du 08 juillet 2015)

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