Sophie Pommier, spécialiste de l'Egypte, analyse le projet de loi
anti-terroriste qui touche par ricochet au travail des journalistes. Et
revient sur les limites de la logique du tout répressif instauré par le
président Al-Sissi.
Les journalistes vont-ils être contraints de se conformer à la version officielle pour relater les attaques terroristes ?
Il ne faut pas se focaliser sur un projet de loi sur le terrorisme qui
ne concerne d’ailleurs que pour partie les journalistes, alors que les
atteintes aux droits de l’homme sont multiformes aujourd’hui en Egypte.
En ce qui concerne la liberté de la presse, elle est de fait bafouée
depuis longtemps et la situation n’a cessé de se dégrader. Cela fait des
années que les journalistes sont interdits de séjour dans le Sinaï et
que l’on ne sait pas vraiment ce qu’il s’y passe. Des années que les
chiffres des pertes subies par l’armée, des victimes des attentats et
des terroristes tués sont sujets à caution et ne peuvent être vérifiés.
Des années que les journalistes sont sanctionnés, voire emprisonnés pour
soi-disant propagation de fausses nouvelles ou atteinte à la sécurité
ou à l’image du pays. Sous Moubarak, Morsi, les militaires, comme sous
Al-Sissi. Le 3 mai dernier, à l’occasion de la journée internationale de
la presse, Amnesty International avait rappelé qu’il y avait à cette
date dix-huit journalistes emprisonnés en Egypte. On peut aussi évoquer
l’affaire des journalistes d’al-Jazeera qui ont fait les frais des
tensions entre l’Egypte et le Qatar, etc.
La profession a-t-elle réagi ?
Ce qui me semble intéressant, c’est le changement de ton des médias
depuis quelques temps. Alors que la presse se montrait totalement
inféodée au pouvoir depuis le coup d’Etat de juin 2013, elle a récemment
pris ses distances et adopté un ton critique. J’y vois deux
explications possibles. La première serait une réaction de la
profession. En mars dernier, le syndicat des journalistes a refusé de
reconduire son président, Dia Rashwan, qui a été accusé de complaisance
envers les autorités. Une personnalité réputée plus intransigeante sur
la question de la liberté de la presse a été élue pour le remplacer,
Yahia Qallash. Pas plus tard que le 10 juin dernier, les journalistes
ont conduit une grève partielle pour dénoncer les atteintes au bon
exercice de leur profession. De même d’ailleurs que les avocats, qui ont
également organisé une grève début juin après la mort de plusieurs de
leurs collègues passés à tabac dans des postes de police.
Quelle est l’image d'Al-Sissi, qui passe aux yeux des Occidentaux pour un rempart contre les islamistes ?
En interne, il y a un revirement qui se traduit par des tensions au sein
des élites : les hommes d’affaires patrons de presse qui ont œuvré à
l’éviction des Frères musulmans se trouveraient aujourd’hui en
désaccord, voire en rivalité économique, avec les militaires qui ont
repris le pouvoir. La dégradation de la relation entre la police et
l’armée, traditionnellement conflictuelle, expliquerait par ailleurs
pourquoi la plupart des mises en cause et propos critiques diffusés par
les médias ont visé la police et le ministère de l’Intérieur. Par
ailleurs, un autre point intéressant concerne la position du président
al-Sissi. Le 7 juin, celui-ci s’est publiquement excusé pour les
atteintes aux droits de l’homme, en s’adressant notamment aux avocats. A
plusieurs reprises, il a appelé les forces de sécurité à adopter une
attitude plus respectueuse des droits des citoyens. Or, sur ce chapitre,
les choses semblent se détériorer irrévocablement. Bien sûr, la montée
de la menace terroriste peut expliquer certaines dérives mais en termes
de cohérence et d’image du Président, l’effet est très négatif. Soit il
n’est pas sincère, soit il ne contrôle pas la situation. Dans les deux
cas, sa parole se déprécie.
Le régime peut-il sortir de sa logique du tout répressif ?
Il ne faut pas se leurrer : sur la question de la répression, l’Egyptien
moyen n’est pas mobilisé. L’idée selon laquelle la manière forte
constitue la meilleure réponse à apporter au terrorisme prédomine
largement. Mais là encore, on peut penser que le régime perd en
crédibilité. Quand le groupe terroriste Wilayat Sina’, qui se présente
comme la branche égyptienne de l’Etat islamique, appelle à cibler les
juges et les forces de police, il met ses menaces à exécution, visant
même au plus haut comme ce fut le cas le 29 juin avec l’assassinat du
procureur général Hisham Barakat. Alors que les annonces répétées des
succès remportés par l’armée - qui avance presque quotidiennement des
chiffres importants de jihadistes tués, d’armes saisies et prétend
régulièrement avoir désorganisé le mouvement - sont contredites par des
attaques de plus en plus spectaculaires, et qui ne sont plus limitées au
seul Sinaï. D’où d’ailleurs la volonté de museler la presse sur cette
question des bilans. Mais est-ce vraiment là que résident les enjeux
pour rétablir la sécurité et la stabilité ?
(Jean-Louis LE TOUZET, Libération du 08 juillet 2015)
Lancé le 19 décembre 2011, "Si Proche Orient" est un blog d'information internationale. Sa mission est de couvrir l’actualité du Moyen-Orient et de l'Afrique du Nord avec un certain regard et de véhiculer partout dans le monde un point de vue pouvant amener au débat. "Si Proche Orient" porte sur l’actualité internationale de cette région un regard fait de diversité des opinions, de débats contradictoires et de confrontation des points de vue.Il propose un décryptage approfondi de l’actualité .
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