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vendredi 4 avril 2014
Algérie : autopsie du bilan Bouteflika (Armin Arefi)
Même gravement malade, Abdelaziz Bouteflika compte bien assumer un quatrième mandat consécutif à la tête de l’Algérie. Victime d’un AVC en 2013, qui l’a immobilisé pendant quatre-vingts jours en France, le président sortant est le grand absent de la campagne électorale. Bouteflika, qui a les plus grandes difficultés à parler, a donc chargé quatre de ses lieutenants de sillonner le pays à sa place. Bien qu’il ne se soit pas exprimé en public depuis deux ans, le président algérien, qui dispose de tous les moyens de l’État, reste le grand favori du scrutin du 17 avril prochain. S’il a déjà profondément marqué l’histoire de son pays, son bilan n’en reste pas moins contrasté.
Réconciliation nationale
Après dix ans d’une guerre civile qui a fait quelque 200 000 morts, c’est un pays traumatisé que récupère Abdelaziz Bouteflika lorsqu’il accède à la présidence algérienne, en 1999. Sa mission, réconcilier la nation avec elle-même. Si la pacification du pays est à mettre à l’actif de son prédécesseur Liamine Zeroual, le nouveau président entreprend deux mesures fortes pour tourner définitivement la page de la décennie noire.
En septembre 1999, il soumet par référendum un projet de loi dite de "concorde civile" qui prévoit une amnistie partielle des islamistes n’ayant pas de sang sur les mains à condition qu’ils renoncent à la lutte armée. Avec 90 % de suffrages positifs, le scrutin est un véritable plébiscite populaire. Peu à peu, les maquis se vident et plus de 6 000 hommes déposent les armes. La loi est finalisée en septembre 2005 avec l’adoption d’un second texte, la "charte pour la paix et la réconciliation nationale", prévoyant des indemnisations pour les familles de disparus et des aides pour celles des terroristes. Près de 1 500 islamistes condamnés pour terrorisme sont libérés dès 2006. La charte absout également l’ensemble des forces de sécurité algériennes, en dépit des exactions dont elles ont pu se rendre coupables.
"Abdelaziz Bouteflika restera aux yeux des Algériens comme l’artisan du retour à la paix civile", souligne l’historien Benjamin Stora, spécialiste du Maghreb contemporain à l’université Paris-XIII. "Il a bénéficié pendant des années de cette image pour asseoir sa popularité." S’il juge de son côté indispensables ces lois d’amnistie, le politologue Kader Abderrahim, maître de conférences à Sciences Po Paris et chercheur associé à l’Institut des relations internationales et stratégiques (Iris), souligne le défaut de volet judiciaire. "Aucune enquête n’a été diligentée sur ce qui s’est réellement passé, insiste-t-il. Et ces lois n’ont pas réglé la question des dizaines de milliers de disparus."
L’armée écartée
Fort de cet indéniable succès politique, Abdelaziz Bouteflika, réélu triomphalement en 2004, entreprend sa deuxième réforme de poids. Le président algérien n’hésite pas à écarter du pouvoir les principaux généraux militaires, ceux-là mêmes qui l’avaient pourtant soutenu lors de son élection en 1999. "Bouteflika a écarté un certain nombre d’officiers les plus influents au sein de l’armée, car ils représentaient un obstacle à son pouvoir absolu", fait valoir Kader Abderrahim.
Mais s’il parvient à repousser les militaires dans leur caserne, il ne peut contenir la montée en puissance des services secrets algériens : le puissant département du Renseignement et de la Sécurité (DRS). "Le DRS a profité de la lutte contre le terrorisme pour se redéployer dans toutes les institutions de l’État", affirme le politologue Rachid Tlemçani, chercheur à la faculté de sciences politiques de l’université Alger-III. Véritable État dans l’État, les services secrets algériens imposent peu à peu leurs vues dans tous les secteurs du pays. "On a dès lors parlé d’un binôme au pouvoir en Algérie : Bouteflika et Toufik (surnom de Mohamed Lamine Mediène, chef du RDS)."
Mais l’idylle entre les deux hommes s’assombrit avec l’intervention française au Mali, qui a été facilitée par l’autorisation accordée par Bouteflika à l’armée française de survoler son espace aérien. Au grand dam de Toufik, qui profite de la maladie et de l’exil du président pour s’attaquer à ses proches. Bien qu’opposé à l’idée d’un quatrième mandat du chef de l’État, Toufik ne pipe pourtant mot lors de l’officialisation de sa candidature, entérinant de fait la prédominance du "clan Bouteflika" sur les services secrets algériens.
Acteur régional incontournable
Victoire militaire sur les islamistes algériens, soutien armé aux indépendantistes du Front Polisario contre le Maroc au Sahara occidental, coopération avec l’Occident en matière de lutte antiterroriste, l’Algérie de Bouteflika s’est affirmée durant la dernière décennie comme une puissance régionale incontournable, marquant notamment son refus de toute ingérence étrangère sur son sol. "Militairement parlant, l’Algérie est indéniablement un pays fort", concède Rachid Tlemçani.
Selon le rapport 2012 de l’Institut international de recherche sur la paix (Sipri), l’Algérie occupe le sixième rang des plus grands importateurs d’armes conventionnelles dans le monde, et a augmenté ses achats en armement de 277 % entre les périodes 2003-2007 et 2008-2012. Mais le chercheur Kader Abderrahim relativise la portée de tels chiffres, soulignant les limites opérationnelles d’Alger. "Ce n’est pas parce que l’on a de l’argent et que l’on peut donc s’équiper en armes que l’on est une réelle puissance, affirme le politologue. L’armée algérienne n’a jamais servi à autre chose qu’à réprimer son propre peuple." Entre avril 2001 et 2002, en pleine période de "réconciliation nationale", l’armée algérienne réprime dans le sang les émeutes identitaires qui éclatent en Kabylie, connues sous le nom de "Printemps noir" : plus de 120 manifestants kabyles sont abattus, 5 000 sont blessés.
État d’urgence
"En matière de liberté individuelle, le bilan d’Abdelaziz Bouteflika est catastrophique, souligne le politologue Rachid Tlemçani. La liberté de manifester n’existe pas réellement, les grèves sont jugées illégales : l’État d’urgence, officiellement levé en février 2011, est toujours en vigueur." Cette mesure, adoptée en 1992, interdisait tout rassemblement et autorisait les arrestations arbitraires, au nom de la lutte contre les islamistes.
En matière de liberté de la presse, Bouteflika a, dès sa première élection, fait part de sa détermination au respect de la liberté d’expression. Or comme le rappelle Reporter sans frontières, le délit de presse est toujours passible de peines de prison et d’amendes en Algérie. "La pénalisation du délit de presse constitue une véritable épée de Damoclès qui pèse sur les journalistes algériens", souligne l’ONG, qui place l’Algérie au 125e rang sur 176 de son classement mondial 2013 pour la liberté de la presse. "Le champ public, la télévision, les partis ou les journaux sont restés sous le contrôle de l’État", note le chercheur Kader Abderrahim. Le 12 mars dernier, les autorités algériennes ont fermé la télévision privée d’opposition Al Atlas TV après la diffusion d’émissions très critiques sur la présidentielle à venir.
Fraudes massives
Sur le plan politique, le président Bouteflika reprend en main le parti historique du Front national de la libération (FLN, ancien parti unique), dont il est nommé président en 2005. Le FLN s’allie alors au Rassemblement national démocratique (RND) et aux islamistes du Mouvement de la société pour la paix (MSP) pour créer l’"Alliance présidentielle", une coalition pro-Bouteflika qui va remporter les législatives de 2007 et de 2012. "Les élections en Algérie ont toujours été marquées par des fraudes massives et par une participation très basse, certifie le politologue Rachid Tlemçani. Tous les partis sont cooptés par le pouvoir, sans exception."
Malgré l’impossibilité pour lui de briguer un troisième mandat, Abdelaziz Bouteflika est allé jusqu’à modifier en 2008 la Constitution pour pouvoir se présenter à la présidentielle l’année suivante, qu’il remportera avec... 90,24 % des voix.
Corruption
L’Algérie a le malheur d’être riche. Elle arrivait, en 2011, au 15e rang mondial des pays producteurs de pétrole et au 11e rang des pays producteurs de gaz naturel, selon l’Agence internationale de l’énergie. Ainsi, les hydrocarbures représentent 97 % des ventes du pays à l’étranger. Fort des prix élevés du baril de brut au cours de la dernière décennie, Abdelaziz Bouteflika se lance dans de vastes chantiers publics (métro d’Alger, autoroute est-ouest ou barrage de Beni Haroun). Il fait également le pari de l’ouverture du pays aux entreprises étrangères.
Problème, comme le rappelle Kader Abderrahim, "l’État algérien s’est octroyé la plupart des grands contrats pour continuer à contrôler l’économie du pays". "Or, s’il est bien de vouloir moderniser un pays, poursuit le chercheur, encore faut-il un garde-fou pour éviter les dérapages." Ainsi, le bilan présidentiel va être terni par plusieurs scandales de corruption à grande échelle : dissimulation des malversations de la banque privée Khalifa, versement de milliards de dollars de pots-de-vin autour de contrats avec la société nationale des hydrocarbures Sonatrach... La multiplication d’affaires impliquant l’entourage de Bouteflika va illustrer la corruption généralisée au sommet de l’État.
"La corruption politique est devenue la maladie chronique du système politique algérien, juge le politologue Rachid Tlemçani. Elle ne cesse d’augmenter, dans toutes les institutions du pays, publiques comme privées." En 2012, l’ONG Transparency International classait l’Algérie à la 105e place sur 176 pays en matière de corruption. "Abdelaziz Bouteflika n’a pas réussi à remettre sur pied l’économie de l’Algérie, car elle a été entravée par les recettes du pétrole et la corruption", estime de son côté l’historien Benjamin Stora. "Le pétrole est tombé du ciel, mais n’a pas été utilisé à bon escient, renchérit Rachid Tlemçani. L’argent aurait dû être investi dans les ressources humaines. La principale crise en Algérie est celle du secteur éducatif."
Bombe sociale
Résultat, l’Algérie a importé en 2012 plus de 11 milliards de dollars de services (assurances, études de marché, audits, assistance technique) dans un pays où les jeunes, y compris les hauts diplômés, sont touchés de plein fouet par le chômage. Le taux officiel de 9 % serait en réalité bien supérieur. Quant à l’inflation, elle frôle les 10 %. "C’est le paradoxe algérien", souligne Kader Abderrahim. "L’Algérie est un pays très riche avec une population en constante paupérisation depuis vingt ans. S’il devait y avoir une vraie déflagration, elle se produirait au niveau social", prévient-il.
D’ailleurs, début 2011, à l’image de leurs voisins tunisiens, les Algériens descendent eux aussi dans la rue pour réclamer davantage de justice sociale. En réponse, le président injecte quelque 24 milliards de dollars pour mieux indemniser les fonctionnaires et aider la jeunesse. "L’argent permet d’acheter la paix sociale de temps à autre, mais ce n’est pas cela qui règle les vraies questions politiques", regrette le chercheur Kader Abderrahim. Pour Benjamin Stora, "l’Algérie n’a pas été entraînée dans le tumulte des révolutions arabes, car la société algérienne ne voulait pas revivre le traumatisme de la guerre civile des années 1990".
Si le président algérien promet également une révision de la Constitution ainsi que des réformes démocratiques, ses nouvelles mesures sur les partis politiques, les associations et les médias ne convainquent personne. Et sur le terrain, les grèves se poursuivent. "Le pays demeure aujourd’hui pratiquement à l’arrêt", souligne Mourad Hachid, rédacteur en chef du site d’El Watan. "Institutions, économie, tout est bloqué depuis deux ans." Soit depuis l’aggravation de l’état de santé d’Abdelaziz Bouteflika.
Dans le sud du pays, ce sont des milliers de chômeurs qui réclament haut et fort un emploi, un logement. "Les immolations sont quotidiennes, assure Rachid Tlemçani, alors que le pays compte 200 milliards de dollars de réserves et a prêté fin 2012 cinq milliards de dollars au FMI."
Problème générationnel
La présidentielle du 17 avril ne devrait donc pas bouleverser la donne. "Il est nécessaire que la nouvelle génération prenne le relais", estime Rachid Tlemçani. "Toutes les personnalités au pouvoir depuis cinquante ans en Algérie sont issues de la génération coloniale. Or, plus de 70 % de la population algérienne est née après l’indépendance", rappelle le politologue algérien. D’ailleurs, n’est-ce pas Abdelaziz Bouteflika qui a annoncé, en mai 2012, que sa "génération avait fait son temps" ?
(04-04-2014 - Armin Arefi)
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