"L’Algérie a réalisé plus d’infrastructures en dix ans, entre 2003 et
2013, qu’en quarante ans, entre 1962 et 2002." Il ne s’agit pas là d’un
slogan de la campagne électorale en cours, mais d’une enquête publiée
en novembre 2013 par l’Office national de la statistique sur le niveau
de vie des ménages. Elle est venue confirmer ce que les nouveaux
paysages urbains laissaient deviner : logements, barrages, usines de
dessalement d’eau de mer, routes, autoroutes, générateurs électriques,
métro, tramways, équipements publics divers..., l’Algérie est devenue un
immense chantier. "Les Algériens vivent mieux qu’il y a quinze ans,
leurs dépenses ont été multipliées par 2,9 de 2000 à 2011", souligne
l’enquête. Plusieurs raisons expliquent cette amélioration du niveau de
vie. La première est la diminution du chômage, qui a reculé de près de
20 points en onze ans pour passer officiellement sous la barre des 10 %.
La deuxième est l’accroissement de l’urbanisation : 69 % des Algériens
vivaient en ville en 2013 contre 58 % en 2000. Troisième raison : la
réduction des inégalités sociales en une décennie grâce à la hausse des
salaires de la fonction publique et des transferts sociaux (28 % du PIB
en 2012), selon l’enquête.
Le niveau de vie s’est globalement amélioré
Cette amélioration du niveau de vie de l’Algérien moyen est visible
dans les rues : en 2012, les Algériens ont acheté 443 000 voitures
neuves, plus que les Polonais et les Portugais réunis. Et en février
dernier, le Touring Club d’Algérie, un tour opérateur qui relève de
l’État, a acheté 2 500 séjours au Brésil pour la Coupe du monde de
football où "les Verts" (l’équipe algérienne des Fennecs) sont
qualifiés. À 4 000 euros le forfait le moins cher, TCA redoutait de ne
pas les écouler. Ils ont été vendus en dix jours. "Le rebond de la
natalité en 2013, avec + 7,5 % de naissances sur 2012, est très
probablement une autre conséquence du mieux vivre, mais aussi de l’accès
plus facile au logement qui explique que l’âge moyen du mariage des
jeunes femmes soit repassé sous la barre des 30 ans", souligne le
sociologue Saïd Derrache. Cette performance algérienne est surtout et
avant tout due à la manne pétrolière et à la hausse du prix du brut
depuis près de dix ans. 550 milliards de dollars tirés du pétrole et du
gaz ont été engrangés ces quinze dernières années. Rien d’étonnant à ce
que Abdelmalek Sellal, ancien Premier ministre et actuel directeur de
campagne d’Abdelaziz Bouteflika, insiste, dans tous ses meetings, sur
les "réalisations économiques" du président malade.
Pallier une éventuelle baisse de livraison russe ne peut pas être promis
Pourtant, les Algériens perçoivent confusément que ce tableau
idyllique "de la décennie du grand rattrapage" cache un arrière-plan
précaire. Le miracle énergétique ne sera pas éternel. Lors de son récent
passage à Alger les 2 et 3 avril, John Kerry, le Secrétaire d’État
américain, aurait souhaité que l’Algérie lui promette de pallier une
éventuelle baisse des livraisons de gaz russe en Europe dans les mois
prochains. "Pas un de ses interlocuteurs algériens n’a pu le lui
promettre devant une caméra", raconte un ancien responsable de la
Sonatrach, la grande compagnie pétrolière du pays. C’est la hantise du
gouvernement. La baisse de production des principaux gisements gaziers
et pétroliers du Sahara a commencé depuis cinq ou six ans. Le volume
d’hydrocarbures produit en 2012 est de 10 % inférieur à celui de 2008.
Avec cette réduction de la production, c’est le premier atout
d’Abdelaziz Bouteflika qui s’évanouit. Le pétrole reste cher et les
quantités exportées sont plus faibles. "Ceci explique que le pays
n’arrive pas, depuis cinq ans, à enchaîner des taux de croissance
supérieurs à une moyenne de 3 %", explique l’ancien responsable de
Sonatrach. Concrètement, l’Algérie a exporté à peine 47 milliards de
mètres cubes de gaz naturel en 2013 lorsqu’elle devait en écouler 65
milliards selon son planning d’exportation. Le ministre de l’Énergie et
des Mines, Youcef Yousfi, tente d’attirer les "majors" sur l’amont
algérien, peu exploré depuis dix ans. On dit aussi que l’Algérie aurait
les troisièmes réserves de gaz de schiste au monde. "Une coûteuse
chimère", estiment des spécialistes.
Le temps est compté face à l’effet de ciseau qui menace
"D’un côté, une croissance de 9 % par an de la consommation
domestique d’énergie électrique et donc de gaz naturel ; de l’autre, une
production de gaz qui, au mieux, ne peut que se maintenir à l’horizon
2030. À cette échéance, pour générer les 42 000 mégawatts de gaz dont on
aura besoin, il faudra mobiliser tout le gaz extrait en Algérie. Et il
n’est pas certain que cela suffise", déclare Tewfik Hasni, consultant
énergétique et père de la première centrale hybride "gaz-solaire" du
pays. Avec une rente énergétique en diminution, comment l’Algérie
va-t-elle payer des importations qui sont devenues monstrueusement
élevées ? Elles ont atteint 60 milliards de dollars en 2013 ! Les 190
milliards de dollars de réserve de change placés sur les places
financières occidentales - autre nouveauté mise à l’actif d’Abdelaziz
Bouteflika - ont donné durant la campagne électorale l’illusion que le
pays a encore de la marge pour infléchir sa politique économique. Un
think tank informel, Nabni, a expliqué l’année dernière qu’il était déjà
presque trop tard. Son étude prospective sur l’"Algérie 2020" prévoit
"un retournement" des finances publiques aux alentours de 2016. En
clair, l’Algérie risque de se retrouver dans le rouge. Comme dans les
années 1990.
Il y a beaucoup à améliorer au niveau de la gouvernance
"Le plus grave est que le pays n’est pas gouverné comme il le
faudrait pour sortir de "l’intoxication à la rente énergétique"",
explique drôlement Abdelkrim Boudra, le porte-parole de Nabni. En fait,
il ne lui manque pas seulement la "qualité dans la gouvernance", comme
le note le responsable de Nabni, mais les longues années de dépense
publique à haute dose ont provoqué des addictions en série. La plus
répandue, la corruption, mine l’édifice. Ainsi, l’ancien ministre de
l’Énergie et des Mines, Chakib Khelil, est en fuite aux États-Unis. Des
charges pèsent contre lui dans la passation de nombreux contrats de la
Sonatrach entre 2004 et 2009. L’autoroute Est-Ouest a coûté presque un
milliard de dollars en commissions distribuées par la compagnie chinoise
Citic. L’intermédiaire aurait été Pierre Falcone, a précisé
l’ordonnance de renvoi du juge d’instruction. C’est un scandale d’État
sans procès en vue. Que ce soit dans le domaine de l’énergie ou celui
des grands travaux, les pistes mènent au plus près de l’entourage
présidentiel.
"Hors pétrole, l’Algérie a perdu toute compétitivité"
Abdelmalek Sellal, l’ancien Premier ministre, avait commencé à parler
de diversification de l’économie pour la soustraire à la seule
puissance des hydrocarbures. Mais l’outil industriel - 5 % du PIB en
2013 - doit repartir de très bas. Et surtout la défiance à l’égard des
investisseurs étrangers depuis 2009 et l’obligation qu’ils ont de ne pas
prendre plus de 49 % du capital retardent la modernisation de
l’industrie. Total vient de renoncer à un mégaprojet pétrochimique en
partenariat avec Sonatrach après cinq années de négociation. Renault a
consenti un investissement a minima pour produire 50 000 voitures à bas
prix par an à Oran, lorsqu’il en produit cinq fois plus à Tanger, au
Maroc, dans le coeur de gamme. "Hors pétrole et gaz, l’Algérie a perdu
toute compétitivité", explique Tewfik Hasni, partisan d’un plan Marshall
pour l’électricité solaire exportable. En pourparlers pour rejoindre
l’Organisation mondiale du commerce (OMC), probablement en 2015,
l’Algérie a demandé un délai de trois ans à son partenaire de Bruxelles
pour consentir à démanteler complètement les barrières tarifaires
douanières. Elles ne le seront qu’en 2020.
"Après quinze années de gestion par Abdelaziz Bouteflika, le pays est
certes reconstruit, mais il reste sans réponse face au déferlement,
chez lui, du dynamisme et de l’ingéniosité du reste du monde. Si rien ne
change, il est programmé pour une nouvelle banqueroute", conclut
Abdelkrim Boudra.
(15-04-2014 - Avec Malek Sobhi)
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