Ne dîtes plus "Premier ministre", mais "chef de gouvernement". Ainsi
le veut Mehdi Jomaâ. À 52 ans, cet ingénieur dirige la transition
démocratique jusqu’aux futures élections prévues en 2015. Ancré dans la
médina de Tunis, la kasbah. Ce Matignon tunisien est un dédale.
D’escaliers en courts couloirs, on parvient au vaste bureau dédié aux
réceptions. Depuis la révolution du 14 janvier 2011, chefs d’État et
directeurs généraux des institutions mondiales s’y succèdent. Nichée
entre la puissante Algérie et une Libye laminée par les violences, la
Tunisie paraît presque tranquille. Apaisée aussi depuis le vote de la
nouvelle Constitution après deux années de débats enflammés au Bardo,
siège de l’Assemblée nationale constituante. La nomination de Mehdi
Jomaâ, qui a fait l’essentiel de sa carrière à l’étranger (Aerospace,
filiale de Total), a clos trois ans de confrontations politiques
intensives. Désormais, cap sur l’économie. Confronté à un chômage de
masse (16,7 % au niveau national, mais plus de 50 % dans certaines
régions), à un déficit budgétaire et à une balance commerciale
défavorable, le gouvernement de technocrates qu’il dirige a fort à faire
dans un délai finalement assez court : dix à douze mois. Dans cet
entretien, Mehdi Jomaâ nous livre ce qui ressort de son audit de la
Tunisie, une vraie passion pour cet homme qui a quitté le business
international pour la gestion d’une nation.
À Washington, vous avez comparé la Tunisie à une start-up ? Comme se porte-t-elle ?
Le mot start-up convient très bien à la situation. J’appelle cela la
"start-up démocratie". C’est quelque chose de naissant, qui est très
prometteur, mais qui demande beaucoup d’investissements et comporte des
risques. Tout est basé sur la confiance. La Tunisie est une démocratie
naissante. On a besoin d’y croire, on a besoin d’investissements et je
suis sûr qu’il y aura des dividendes non seulement pour la Tunisie, mais
pour le reste du monde.
Quel audit feriez-vous de la situation ?
J’arrive trois ans après la révolution. Une révolution est faite pour
renverser un système et le remplacer par un autre. Elle est née d’un
besoin d’équilibre régional, d’un besoin de jeunesse et de liberté.
Cette jeunesse était également en aspiration de "job". Trois ans après,
on n’a pas beaucoup avancé sur ces demandes. Les trois années
précédentes étaient politiques par excellence. Ces trois années ont été
caractérisées par des tiraillements, des tensions sociales, autant de
facteurs qui ne sont pas propices à l’économie. Nous sommes sortis par
le haut de cette époque politique. Nous avons désormais une Constitution
séculière qui a fait consensus avec 92 % des votes en sa faveur à
l’Assemblée nationale constituante (ANC). Derrière, nous avons un
gouvernement qui se veut de compétences et de technocrates. Il se situe à
égale distance des partis. Le bilan politique est donc plutôt positif.
L’économie a beaucoup souffert d’un environnement instable et peu
favorable aux investissements. Notre premier partenaire, l’Europe, est
entré en crise. La Libye, notre voisin, un partenaire important, connaît
une autre crise. Nous avons besoin d’une croissance de 7 %, nous sommes
à 3 %.
Y a-t-il deux Tunisie ? Celle des côtes, celle des terres ?
Oui. Le déséquilibre régional, c’est une évidence. Le modèle de
développement choisi avant la révolution était un modèle de vitrine. Les
côtes mises en avant, les terres délaissées. Les trois dernières années
étaient pleines de promesses, mais il faut être franc, il n’y a eu
aucun progrès. L’État s’est contenté de faire un peu de social via des
subventions et de créer des emplois dans la fonction publique.
Maintenant, fini la démarche administrative centralisée. Nous sommes
pragmatiques. Nous débloquons les problèmes causés par l’administration.
Des projets qui étaient à l’arrêt depuis trois ans reprennent vie. Mais
le gouvernement que je dirige est là pour dix mois. Nous ne pouvons pas
nous engager sur des projets grandioses.
Le peuple semble amer et impatient...
... Évidemment. Les gens ont cru qu’avec la révolution tous les
problèmes seraient réglés. Et les politiques n’ont pas travaillé sur cet
aspect-là. Au bout de trois ans de promesses, les gens n’y croient
plus. Après le vote de la Constitution et la nomination de mon
gouvernement, un vent d’optimisme s’est levé.
La Tunisie n’est-elle pas victime d’une absence de politique à long terme ?
Sans doute. Il faut que les Tunisiens se remettent au travail. C’est la
clé. On peut solliciter des aides, des supports internationaux, mais ça
commence par nous-mêmes. Cette démocratie, nous en sommes fiers. Il faut
la sauvegarder, assurer sa pérennité. Il faut pour cela de la paix
sociale. Pour que ça fonctionne, il n’y a pas trente-six solutions : il
faut travailler, s’organiser. Première cible : la fonction publique.
Parce qu’il y a du laisser-aller, du désordre.
Allez-vous réduire le nombre de fonctionnaires ?
Il faut arrêter le gonflement de la masse salariale qui représente
aujourd’hui dix milliards de dinars pour un budget de vingt-huit. Des
discussions très franches se déroulent avec les partenaires sociaux. Il
faut stopper le recrutement dans la fonction publique puis inverser la
tendance.
Une politique d’austérité, donc ?
De rationalisation. Le coût des subventions aux énergies est très
important. Les couches populaires les plus faibles continueront à en
bénéficier. Mais les plus aisées, non. Certaines activités comme les
cimenteries n’en bénéficieront plus. C’est un secteur très
capitalistique, très gourmand en énergie et qui n’emploie pas. L’État
n’a pas à les aider. La Tunisie importe 50 % de ses besoins
énergétiques.
Avez-vous emprunté sur les marchés afin de pouvoir payer les salaires des fonctionnaires ?
On a des recettes inférieures aux dépenses. Forcément, on doit
emprunter. Ça sert à payer des factures, des salaires, des engagements.
Le déficit du budget de l’État en 2014 est d’un milliard de dinars par
mois. Il faut que chacun comprenne que dans l’électricité qu’il
consomme, dans le salaire qu’il perçoit, il y a une part d’emprunt. Soit
on s’attaque à ce problème, soit on continue de s’endetter jusqu’à ce
que les banques refusent de nous prêter de l’argent. C’est le moment de
commencer les réformes afin de ne pas nous retrouver dans la situation
de la Grèce.
L’État a-t-il des difficultés à collecter l’impôt ?
Oui. Nous n’avons pas l’intention d’augmenter le taux d’imposition, mais
d’appliquer l’assiette qui doit l’être. Une réforme fiscale s’impose.
Vous avez, par exemple, un régime forfaitaire qui permet à quelqu’un qui
gagne des millions de payer moins d’impôts qu’un smicard. Nous devons
d’un côté diminuer les dépenses de l’État et de l’autre augmenter les
recettes. Avec équité. Autre chantier, l’économie parallèle. Nous nous y
attaquons, car cela représente un manque à gagner très important pour
le pays.
Quelle est l’ampleur de la corruption trois ans après la
chute de Ben Ali et du clan Trabelsi ? Elle est, à mon sens, pas
satisfaisante aujourd’hui, mais moins forte qu’avant.
Nous sommes dans un processus où désormais personne n’est à l’abri de la
loi. Auparavant, la corruption se pratiquait au sommet de l’État. Ce
n’est plus cas. Je prétends qu’au sein de mon gouvernement, il n’y a pas
de corruption. Je n’ai eu aucun écho en ce sens. À une échelle plus
générale, il faut du temps. Il faut remettre de l’ordre et restaurer
l’autorité de l’État.
Il était prévu que vous révisiez les nominations effectuées
massivement par le gouvernement dominé par les islamistes. Qu’en
est-il ?
Je me prétends et me définis comme un professionnel. La première des
règles pour les nominations : avoir la bonne personne au bon endroit.
Nous ne sommes pas au pouvoir pour purifier. J’ai demandé à chaque
ministre d’évaluer selon trois critères : la neutralité politique, la
compétence, l’intégrité. Tout fonctionnaire doit être au service de son
institution. La compétence et le mérite doivent primer. Ce n’est pas la
grille de lecture de certains politiques, mais c’est ma méthode. On a
trop nommé, ces trois dernières années, en fonction de l’étiquette
politique au détriment de la compétence. Cela laisse de profondes
séquelles au sein de l’administration.
Vous étiez ministre de l’Industrie du précédent gouvernement. Qu’en est-il du dossier du gaz de schiste ?
La phase d’exploration commencera avec des opérateurs qui connaissent
les normes de sécurité. Le sujet est très conflictuel, d’autant que la
Tunisie a des rapports étroits avec la France. Celle-ci a pris des
positions tranchées concernant le gaz de schiste. Je rappelle que nous
ne bénéficions pas d’un parc de centrales nucléaires. Nous procéderons
par étapes, de façon rationnelle et je suis assuré que nous ferons
consensus.
Serez-vous candidat aux élections législatives ou présidentielle ?
Non ! (Il se lève). Est-ce que c’est clair ?
(25-04-2014 - Propos recueillis à Tunis par Benoit Delmas et Frédéric Geldhof)
Lancé le 19 décembre 2011, "Si Proche Orient" est un blog d'information internationale. Sa mission est de couvrir l’actualité du Moyen-Orient et de l'Afrique du Nord avec un certain regard et de véhiculer partout dans le monde un point de vue pouvant amener au débat. "Si Proche Orient" porte sur l’actualité internationale de cette région un regard fait de diversité des opinions, de débats contradictoires et de confrontation des points de vue.Il propose un décryptage approfondi de l’actualité .
Inscription à :
Publier les commentaires (Atom)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire