De mémoire d’Irakien, on n’avait pas assisté à telles scènes depuis
la chute de Saddam Hussein en 2003. Uniformes et véhicules de l’armée
abandonnés, casernes de police vidées et prisons libérées, c’est un
paysage de désolation qu’ont laissé derrière eux les forces de sécurité
irakiennes en fuyant la ville de Mossoul (seconde ville d’Irak, nord) en
compagnie de quelque 500 000 civils, après l’assaut fulgurant de
djihadistes. En mois de 24 heures, des centaines de combattants de
l’État islamiste en Irak et au Levant (EIIL) se sont emparés de la
province de Ninive, extrêmement riche en pétrole, ainsi que de larges
parties de deux autres provinces limitrophes, Kirkouk et Salaheddine,
contrôlant désormais la quasi-moitié du territoire irakien.
Surtout, après la conquête en janvier des villes de Ramadi et de
Fallouja, dans la province d’al-Anbar (ouest), les djihadistes se
rapprochent dangereusement de la capitale Bagdad. "Certaines forces
armées irakiennes ont clairement déserté à Mossoul, ce qui signifie
qu’elles étaient infiltrées par les insurgés", souligne Myriam Benraad,
chercheuse à Sciences Po et analyste au Conseil européen des affaires
étrangères (ECFR). "Cela en dit long sur l’Irak de 2014, qui n’a
toujours pas d’État ni d’armée."
L’irrésistible ascension des djihadistes en Irak est directement liée
au conflit syrien. Grâce à la porosité de la frontière entre l’Irak et
la Syrie, les nombreux combattants islamistes anti-Bachar el-Assad sont
venus renforcer les opposants au Premier ministre chiite irakien Nouri
al-Maliki. Créé en 2004, au lendemain de l’intervention américaine,
l’EIIL est une émanation de l’État islamique en Irak, branche irakienne
d’al-Qaida dirigée par l’Irakien Abou Bakr al-Baghdadi. L’organisation,
qui a pour but de restaurer le califat islamique, a profité en 2011 de
l’éclatement de la guerre en Syrie pour étendre sa sphère d’influence.
En 2012, l’État islamique en Irak devient l’État islamique en Irak et au
Levant.
"Clairement, le conflit syrien a permis à l’EIIL de se renforcer",
analyse Karim Pakzad, chercheur associé à l’Institut de relations
internationales et stratégiques (Iris). "Ses combattants se sont
rapidement distingués des autres par leur idéologie extrémiste et leurs
méthodes brutales, qui lui ont permis de devenir le plus efficace des
mouvements armés de l’opposition syrienne." Sauf qu’à l’inverse du Front
al-Nosra, bras officiel d’al-Qaida en Syrie en majorité composé de
djihadistes syriens, l’EIIL a su drainer des milliers de combattants et
de fonds étrangers. À en croire Charles Lister, chercheur au Brookings
Doha Centre cité par l’Agence France-Presse, l’EIIL compterait
aujourd’hui de 5 000 à 6 000 combattants en Irak, de 6 000 à 7 000
hommes en Syrie.
Comme en Syrie, l’organisation a trouvé en Irak un terreau
confessionnel fertile pour s’implanter. Depuis la chute de Saddam
Hussein, la minorité sunnite irakienne est totalement marginalisée par
le Premier ministre chiite Nouri al-Maliki, accusé des mêmes dérives
autoritaires que son prédécesseur. Tandis que les postes les plus
importants sont dévolus aux chiites du parti Dawa (dont Maliki est le
chef), les sunnites doivent se contenter de ministères subalternes. Un
sentiment d’exclusion renforcé par une sous-représentation dans les
institutions ou dans les forces armées. Mais également par des vagues
d’arrestations arbitraires, au seul motif d’"affiliation au terrorisme".
Furieux d’être considérés comme des citoyens de seconde zone, les
sunnites ont lancé en décembre 2012 des manifestations pacifiques sur le
modèle du Printemps arabe dans le nord du pays. Un vent de
mécontentement auquel Nouri al-Maliki a répondu par les armes,
provoquant un cycle infernal de violences qui a fait plusieurs milliers
de morts en 2013. "Pour affirmer son autorité, Nouri al-Maliki a joué la
division et la radicalisation, pointe la spécialiste Myriam Benraad. Il
n’a jamais apporté de réforme substantielle et a refusé d’intégrer
certaines tribus aux forces de sécurité."
Une voie royale pour que prospère l’État islamique en Irak et au
Levant, qui a alors greffé à son combat la lutte contre le gouvernement
chiite irakien. À Fallouja, autrefois bastion des insurgés opposés à la
présence américaine, les djihadistes se sont peu à peu imposés au sein
de la rébellion antigouvernementale composée à l’origine d’anciens
membres du parti Baas de Saddam Hussein. "Les djihadistes de l’EIIL ont
mis en place une économie de guerre très profitable pour ceux qui les
rejoignent", souligne ainsi Myriam Benraad.
À en croire les spécialistes, les fonds proviendraient avant tout de
donateurs individuels situés dans le Golfe. "Ces fonds, que l’État
irakien est incapable d’apporter, couplés au ras-le-bol des sunnites,
expliquent le nombre important de soutiens dont bénéficie l’EIIL, qui ne
peut être considéré comme une minorité déconnectée de la population",
poursuit Myriam Benraad. Et la répression tous azimuts engagée par
Bagdad depuis la perte de Fallouja n’a fait que renforcer son image de
"mouvement de résistance" aux yeux de la population. "Les bombardements
aveugles menés sur Fallouja, auxquels sont habitués les djihadistes,
experts en guérilla urbaine, ont définitivement fait basculer les
milices tribales du côté des insurgés", affirme Mathieu Guidère,
professeur d’islamologie à l’université de Toulouse-Le Mirail.
Vainqueur en demi-teinte des dernières législatives en mai, grâce au
vote des communautés chiites majoritaires, Nouri al-Maliki a toujours le
plus grand mal à former un exécutif dont il serait le chef, ajoutant au
chaos sécuritaire irakien un véritable vide politique. Muet depuis la
chute de Mossoul, c’est par le biais de son cabinet que le Premier
ministre sortant a annoncé son souhait d’armer la population face aux
insurgés, une mesure qui n’aurait pour conséquence que de faire renaître
la sanglante guerre civile qui a frappé le pays en 2006-2007.
Reprenant une rhétorique chère à Bachar el-Assad, le chef du
Parlement Oussama al-Noujaïfi a appelé à "l’unité nationale (face) à une
invasion de l’Irak par des forces étrangères". Or, à en croire la
chercheuse Myriram Benraad, "ce discours répété à l’envi est dépassé en
Irak, car Nouri al-Maliki n’a jamais respecté ses promesses d’améliorer
les conditions socio-économiques de la population". Pour Mathieu
Guidère, le soin avec lequel Bagdad met en avant les conquêtes de l’EIIL
vise avant tout à faire oublier sa responsabilité politique dans cet
échec. "Maliki a besoin d’insister sur la menace terroriste que
représente l’EIIL pour amener les États-Unis à agir", souligne
l’islamologue.
Or, il semble plus qu’improbable que les Américains, qui se sont
retirés d’Irak fin 2011, répondent positivement à cet appel. "Cela fait
maintenant deux ans que la lutte contre al-Qaida n’est plus la priorité
des États-Unis, désireux de se désengager du Moyen-Orient au profit de
l’Asie, indique le chercheur Karim Pakzad. D’autant qu’avec le gaz de
schiste les Américains n’ont plus besoin du pétrole du Golfe." Dès lors,
la sécurisation du pays pourrait être assurée par un pays autrement
plus préoccupé par la situation en Irak, et qui s’est récemment
rapproché de Washington : la République islamique d’Iran.
"Il est impensable pour l’Iran (allié de Nouri al-Maliki) de perdre
l’Irak, qui est encore plus important pour la République islamique que
ne l’est la Syrie, insiste Myriam Benraad. Il est donc beaucoup plus
crédible que les États-Unis décident de fermer les yeux sur une
intervention de l’Iran." Un tel scénario pourrait prendre, dans un
premier temps, la forme d’un retour en Irak des milices chiites
irakiennes envoyées par Téhéran en Syrie pour combattre Bachar el-Assad.
(11-06-2014 - Armin Arefi)
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