C’est en écoutant la radio que Rachid Saadi a appris l’arrestation de
son fils. "Je ne savais même pas qu’il était en Tunisie. Je croyais
qu’il était en Syrie", avoue-t-il, en conduisant. Ce jour-là, en
costume, le visage tiré par la fatigue, ce fonctionnaire vivant à
Zaghouan, à 50 kilomètres au sud de la capitale, se rend à la brigade
criminelle de Gorjani à Tunis, où son fils, Aymen, est détenu. Arrêté le
30 octobre à Monastir, Aymen, 17 ans au moment des faits, est soupçonné
d’avoir voulu faire exploser le mausolée de Habib Bouguiba, ancien
président et père de l’Indépendance. Dans son sac, "une petite charge de
TNT", selon les autorités.
"On était devenu Satan pour lui"
"Il a été frappé. Son visage est gonflé. Un oeil est bleu. Il a des
contusions", déclare Rachid, quelques minutes après avoir vu son fils.
Hayet, sa femme, craint "qu’il avoue des choses qu’il n’a pas faites" et
espère que ses droits seront respectés. "Il voulait être médecin ou
architecte. Je ne sais pas ce qu’il s’est passé", pleure cette
institutrice. De manière décousue, ils racontent l’histoire d’Aymen, "un
enfant brillant" qui a "changé il y a un peu plus d’un an".
En mars, il a tenté d’aller en Libye. Mineur et sans l’autorisation
de son père, il n’a pas pu franchir la frontière. "La police n’a même
pas cherché à savoir d’où venaient les 1 400 dollars qu’il avait sur lui
ni qui était le Libyen qui l’attendait de l’autre côté de la frontière.
Je suis alors devenu son ennemi juré", souffle ce père de quatre
enfants. Pour ces parents, leur fils s’isole de plus en plus. "Il
n’arrivait plus à s’adapter, ne voulait plus aller au lycée parce qu’il
était mixte. Moi je l’envoie étudier et, lui, il participe aux tentes
[de prédication]. On était devenu Satan pour lui", tonne Rachid.
L’aimant syrien
Rachid a dû signer le P-V de "10 pages", sans avoir assisté à
l’interrogatoire de son fils mineur, "sans l’avoir lu", ou juste
quelques bribes. "J’ai lu qu’il avait fait allégeance à Abou Iyadh ", le
leader d’Ansar el-Charia, recherché depuis l’attaque de l’ambassade
américaine en septembre 2012, dit-il. En mai, contre la volonté de ses
parents, Aymen s’est rendu au congrès d’Ansar el-Charia, interdit par
les autorités. Le 19 août, après avoir dit qu’il partait "à la mer", il
disparaît. Son téléphone est coupé. La police est alertée. Seule sa mère
a reçu quelques appels depuis. Impossible de rappeler. Jamais ils n’ont
su où il était. Rachid, lui, est convaincu qu’Aymen se battait en
Syrie, comme des centaines de Tunisiens partis faire le djihad. En
septembre, Lotfi Ben Jeddou, le ministre de l’Intérieur, a déclaré avoir
empêché 6 000 Tunisiens de partir vers la Syrie.
Le 30 octobre, toujours, un peu plus tôt dans la matinée, "vers 9 h
30", un autre jeune homme, identifié par les autorités comme étant
Khalil Issaoui, s’est fait exploser sur la plage publique Boujaâfar,
dans le centre de Sousse, à 140 kilomètres de Tunis. C’était le premier
attentat de l’ère post-Ben Ali. Selon le ministère de l’Intérieur, il a
tenté "de pénétrer par une porte arrière" de l’hôtel Riadh Palms avant
d’être "repoussé par des gardiens et une patrouille de police qui
passait". Dans son sac, "une petite charge explosive, mais l’enquête se
poursuit", assure-t-on au ministère de l’Intérieur.
Khalil Issaoui, 21 ans, était originaire de Zahrouni, une banlieue
populaire de Tunis. Ses proches disent leur incompréhension. Ils doutent
même de l’identité du corps. Le manque d’information alimente toute
sorte de rumeurs. Étudiant "en ingénierie mécanique à Sidi Bouzid",
Khalil "gardait [l]es jumeaux" de ce voisin et était "très gentil" pour
cette tante. L’an dernier, il a "voulu partir en Syrie", se
souvient-elle, vêtue de noir, entourée de femmes dont certaines en
pleurs. La famille s’y est violemment opposée. "Il était redevenu
normal", soupire la tante. Lui aussi avait disparu en août.
Les salafistes manipulés ?
Les attaques de Sousse et Monastir n’ont pas été revendiquées. Pour
le ministère de l’Intérieur, "ces deux hommes appartiennent à Ansar
el-Charia", classée "organisation terroriste" fin août. Depuis plus d’un
an, les autorités ont durci le ton avec les djihadistes, accusés d’être
derrière les assassinats de l’opposant Chokri Belaïd et du député
Mohamed Brahmi. Ils sont aussi pointés du doigt dans les affrontements
qui opposent régulièrement les forces de l’ordre à des groupes armés. En
octobre, 9 agents des forces de l’ordre ont ainsi été tués. Ce "danger
salafiste", Moncef Marzouki, le président de la République tunisienne,
avoue l’avoir "sous-estimé" dans les colonnes du Monde : "Il faut dire
la vérité : nous n’étions pas prêts à cette guerre." Pour lui, "une
partie des salafistes agit pour elle-même, mais une partie est
manipulée". Il se dit "absolument persuadé de l’implication des
partisans de l’ancien régime dans un certain nombre d’opérations de
déstabilisation en Tunisie", évoquant des "liens entre des forces
mafieuses et des salafistes".
Une hypothèse que ne rejettent pas des leaders d’Ansar el-Charia :
"Tous ces événements ont commencé au moment où Ansar el-Charia était au
sommet de son succès, souligne ce membre du mouvement. Il faut essayer
de savoir à qui cela profite." En clair, ils seraient des boucs
émissaires. Le projet d’Ansar el-Charia est bien d’instaurer un État
islamique rigoriste, mais cela passe en Tunisie essentiellement par des
actions caritatives et la prédication. Selon ce militant, les leaders du
mouvement n’ont aucun lien avec les violences actuelles. Le djihad armé
est prôné en Irak, en Syrie ou encore au Mali. "Beaucoup" de ces
djihadistes sont revenus de Syrie et du Mali, selon les autorités et les
djihadistes. Mais aucun chiffre n’est donné.
"On sait qu’ils ne sont pas tous terroristes"
Les salafistes eux se posent en victime de la répression et dénoncent
un "harcèlement" de la part des autorités. Rafles, détention sans
procès... À Zarhouni, des hommes discutent dans la rue : dans la nuit du
30 au 31 octobre, il y a eu une descente de police. "Ils sont passés
par-dessus le mur, ont cassé la porte avec leurs armes et ont tiré mon
fils du lit par les pieds", raconte Abderrazak, dont le fils, Bilel, a
été arrêté. Ils dénoncent aussi les tortures dans les commissariats,
comme celle de Walid Denguir, un dealer mort une heure après son
arrestation le 1er novembre. "Les jeunes en ont marre de voir leurs
frères tués, emprisonnés, subir la tyrannie du gouvernement. Cette
pression risque d’engendrer l’explosion", craint un membre d’Ansar
el-Charia.
cadre du ministère de l’Intérieur le reconnaît : "Après
l’interdiction du congrès d’Ansar el-Charia, on est entré dans une sorte
de petite guerre avec eux. On sait qu’ils ne sont pas tous terroristes.
Seuls quelques-uns ont des armes ou cherchent à en avoir", nuance-t-il.
Plus de 300 personnes auraient été arrêtées, dont 7 en lien avec les
attaques de Sousse et de Monastir. Dans le rapport intitulé Violences et
défi salafiste, paru en février, l’International Crisis Group
alertait : "Une répression non ciblée visant des individus selon leur
appartenance politique et religieuse présumée, comme sous l’ère Ben Ali
dans les années 2000, ne ferait qu’encourager nombre de salafistes à se
tourner vers la violence."
(09-11-2013 - Julie Schneider)
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