Yona
Musa, 76 ans, d'origine yéménite, pose avec un portrait d'elle et son
mari le 29 juin 2016 à Herzliya, près de Tel Aviv (Afp)
C'était il y a 66 ans mais Shoshana Dougma se souvient clairement du matin où elle est entrée dans la pouponnière pour nourrir son bébé, dans le camp d'immigrants où elle vivait en Israël, et a découvert qu'il avait disparu.
"A six heures du matin, j'étais la première et ma fille n'était pas là. Son lit était vide", raconte à l'AFP cette femme aujourd'hui âgée de 83 ans.
Comme des milliers d'autres juifs yéménites qui venaient de gagner le tout jeune Etat dans les années 1950, Shoshana vivait dans une tente avec sa famille, dans un camp du nord du pays.
Mazal, 11 mois, "n'était pas malade, elle n'était pas faible, elle mangeait bien", insiste-t-elle dans un hébreu mêlé d'arabe dans sa maison d'Elyakhin, sur la côte.
Shoshana n'a jamais su ce qui est arrivé à sa fille.
Et de telles histoires, il s'en raconte depuis des décennies en Israël.
Militants des droits de l'Homme et familles d'immigrants affirment que des milliers de bébés ont été enlevés à leurs parents biologiques dans les années qui ont suivi la création d'Israël en 1948: principalement dans des familles juives yéménites, mais aussi originaires d'autres pays arabes ou encore des Balkans.
Ils assurent que ces bébés ont été donnés à des couples juifs ashkénazes (originaires d'Europe de l'est), en mal d'enfants, en Israël et à l'étranger.
Les médecins assuraient aux parents biologiques que leur enfant était mort, mais ne leur remettaient jamais le corps, selon ces militants.
Au fil des ans, plusieurs enquêtes officielles ont conclu que la majorité des enfants disparus étaient morts, mettant en avant les mauvaises conditions sanitaires dans ces camps. Mais elles n'ont pas réussi à dissiper les doutes.
Face aux appels de plus en plus pressants des familles de disparus, une commission parlementaire vient d'être mise en place pour tenter de faire la lumière sur cet épisode douloureux.
"Où ont disparu ces enfants? Et qui a donné les ordres?", veut savoir la députée Nourit Koren, qui en est à l'origine.
Cette élue du Likoud (droite), elle-même originaire du Yémen, a reçu le soutien de députés de tous bords et celui du Premier ministre Benjamin Netanyahu qui s'est dit favorable à l'ouverture de dossiers qui devaient rester classifiés pour des décennies.
"C'est une blessure ouverte dans le coeur de la nation", souligne Mme Koren auprès de l'AFP.
Car cette histoire résonne des accusations de racisme et de "discrimination" formulées par les sépharades (juifs originaires des pays arabes) à l'encontre de "l'establishment" contrôlé par les ashkénazes, qui ont fondé l'Etat.
Après la création de l'Etat, les autorités ont installé des camps pour gérer l'afflux de nouveaux immigrants, essentiellement venus des pays arabes, dont 30.000 yéménites.
Une partie d'entre eux étaient en mauvaise santé, explique Esther Meir-Glitzenstein, spécialiste à l'université Ben Gourion de l'immigration yéménite en Israël.
Et selon elle, ils ont été confrontés au "paternalisme" des Israéliens d'origine européenne, qui ont pu estimer que les enfants de ces nouveaux-venus, arabophones, seraient mieux avec eux.
Le bébé de 7 mois de Barood Jibli, également d'origine yéménite, a disparu en 1950.
Arrivée à la pouponnière pour s'occuper de Tziona, elle s'est retrouvée nez à nez avec des infirmières. "Elles m'ont dit qu'elle ne se sentait pas bien" et qu'elle était hospitalisée à Haïfa, raconte la vieille dame de 86 ans.
Elle s'est précipitée à l'hôpital avec son mari. "On a dit: +On veut voir notre enfant+. Ils ont répondu: +Elle est morte+".
"J'ai dit +c'est pas possible. Je l'ai nourrie hier. Elle est en bonne santé et forte+. Ils ont dit: +Ma petite, rentre chez toi, on ne peut rien pour toi+".
La première commission d'enquête sur ces disparitions date de 1967. A l'époque, les langues commencent à se délier quand les parents reçoivent les convocations au service militaire pour leurs enfants disparus.
La commission a conclu que sur 342 enfants "disparus", 316 étaient morts.
Sa fiabilité ayant été remise en question, deux autres commissions furent créées en 1988 et en 1995. En 2001, elles ont conclu que 927 enfants étaient morts sur les 1.033 cas de disparitions examinés.
Le sort de 56 enfants a été impossible à déterminer. La trace de cinq autres a été retrouvée. Mais la commission a rejeté les accusations de vol.
Dans la plupart des cas, selon elle, il s'agit de parents qui n'ont pas été informés correctement de la mort de leur bébé.
Ces conclusions n'ont pas convaincu familles et militants, notamment car les dossiers ont été classifiés pour 70 ans pour cause de confidentialité des témoignages.
Shlomi Hatouka, 38 ans, milite pour leur déclassification. Cet Israélien a découvert à 16 ans que sa grand-mère d'origine yéménite avait donné naissance à des jumeaux dont l'un a été "enlevé".
Depuis, il a fondé le groupe Amram qui collecte des témoignages sur ce "crime contre l'humanité", comme celui de Gili Grunbaum, 60 ans.
Durant la moitié de sa vie, il a cru être le fils de survivants de la Shoah avant de découvrir qu'il avait été adopté.
Il a retrouvé sa mère biologique, d'origine tunisienne, à qui on avait annoncé que son bébé était mort juste après la naissance.
"Je lui ai demandé pourquoi elle n'avait pas réclamé le corps, pourquoi il n'y avait pas eu de funérailles", raconte M. Grunbaum.
"Mais ils étaient naïfs, ils venaient d'immigrer et acceptaient ce qu'on leur disait sans poser de questions", poursuit-il.
Grave, il ajoute: "personne ne peut se prendre pour Dieu, et décider où un enfant vivra le mieux".
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