C’est un symbole qui s’est effondré la semaine dernière à Raqa. La
statue de Hafez el-Assad, père de Bachar et ancien président de Syrie, a
été déboulonnée par des groupes rebelles syriens qui se sont emparés de
ce chef-lieu de la province du même nom. Soit leur plus importante
victoire depuis le début de la révolution entamée il y a deux ans. Or, à
peine quelques jours plus tard, ces mêmes rebelles refont parler d’eux
sur un tout autre registre.
Ils ont annoncé la création d’un "Conseil religieux pour gérer les
affaires de la population" dans l’est du pays, dont ils contrôlent la
majorité du territoire. "Dieu a commandé aux bataillons islamiques de
former le Conseil religieux dans la région de l’est pour gérer les
affaires de la population et combler le vide sécuritaire", affirme le
communiqué diffusé par l’Observatoire syrien des droits de l’homme
(OSDH), ONG basée à Londres qui dispose du meilleur réseau de militants
sur le terrain. Le Conseil doit être formé de plusieurs "bureaux",
chargés notamment de la justice, de la police, des secours et de divers
services.
"Les vidéos qui nous sont parvenues indiquent que ces islamistes
possèdent désormais leurs propres tribunaux et leur propre police dans
l’est de la Syrie", affirme Rami Abdul Rahmane, directeur de l’OSDH. On
peut notamment apercevoir sur les images des rebelles arborant des
drapeaux noirs à calligraphies blanches, accrochant sur un bâtiment de
la ville de Mayadeen une banderole sur laquelle est écrite "Conseil
religieux de la région de l’est". Des images-chocs que tient toutefois à
tempérer le spécialiste Thomas Pierret (1), maître de conférences en
islam contemporain à l’université d’Édimbourg.
"L’État n’est plus présent dans les zones libérées par les rebelles
syriens", explique ce spécialiste de la Syrie. "Ainsi, c’est à ces
groupes armés de reconstruire un semblant de système administratif. La
tendance générale est effectivement au développement de tribunaux basés
sur la charia, car la majorité de ces groupes utilisent des codes
d’inspiration islamiste", ajoute-t-il. De tous les groupes rebelles
présents sur le territoire syrien, celui qui a le vent en poupe se nomme
le Front al-Nosra (Le Front de défense du peuple syrien, NDLR).
Créé en avril 2011, après que Bachar el-Assad eut décidé de libérer de
prison la quasi-totalité des djihadistes syriens, le groupe ainsi formé a
depuis bénéficié de l’arrivée de plusieurs centaines de djihadistes
étrangers. "On estime aujourd’hui leur nombre à 4 000 combattants, dont
deux tiers d’étrangers", affirme Mathieu Guidère (2), professeur
d’islamologie à l’université de Toulouse Le Mirail. "Ce sont avant tout
des Tunisiens, des Saoudiens, des Jordaniens et des Irakiens, auxquels
viennent s’ajouter une minorité d’Occidentaux", précise l’islamologue.
Un nombre pourtant ô combien inférieur aux quelque 30 000 à 50 000
soldats de l’Armée syrienne libre (ASL), formée d’anciens combattants
des forces de Bachar el-Assad ayant fait défection. Mais les djihadistes
d’al-Nosra se révèlent d’une redoutable efficacité. "Ils agissent en
groupe de 300 à 400 hommes, regroupés selon leur nationalité, avec un
mode d’action rappelant l’organisation médiévale des armées musulmanes",
explique Mathieu Guidère. "Ces djihadistes demeurent sous la coupe d’un
émir - un commandant militaire -, mais surtout celle d’un chef
théologien, chargé de décider de la validité religieuse de leurs actes."
Comment expliquer leurs succès retentissants, comme le dernier à Raqa,
alors qu’ils ont face à eux une armée régulière encore composée de près
de 300 000 hommes ? "La principale différence tient dans le fait qu’ils
sont prêts à mourir", souligne Mathieu Guidère. "Surtout, ils possèdent
une expérience de la guérilla glanée en Afghanistan, en Irak ou au
Yémen." "Leur visée n’est pas syrienne, mais transnationaliste et
dirigée vers l’oumma [la communauté des musulmans, NDLR]", assure une
source diplomatique européenne, qui insiste par conséquent sur
l’importance du soutien international à la Coalition nationale syrienne,
principale coalition de l’opposition à l’étranger.
Toutefois, la source diplomatique rejette l’idée d’une irrésistible
ascension des djihadistes radicaux en Syrie. "Nous ne sommes pas dans le
déni de réalité. Mais on constate une différence entre les
communications d’organisations comme le Front al-Nosra et ce qui se
passe réellement sur le terrain", insiste-t-elle. "Personne ne peut
stopper le Front al-Nosra aujourd’hui", insiste pourtant Rami Abdul
Rahmane, directeur de l’OSDH. "Personne ne me prenait au sérieux en
France, il y a un an, quand j’évoquais l’essor de ces groupes islamistes
face à l’inaction internationale. Aujourd’hui, toute personne qui
n’admet pas cette réalité ment."
De tous les groupes armés qui combattent aux côtés de l’opposition, le
Front al-Nosra est le seul à mener et à revendiquer des
attentats-suicides contre les intérêts du régime, qui n’épargnent pas
les vies civiles. C’est sans doute ce qui a amené les États-Unis - qui
considèrent le Front al-Nosra comme une émanation d’al-Qaida en Irak - à
placer en décembre 2012 le groupe sur sa liste des organisations
terroristes, au grand dam de l’opposition syrienne. "On ne comprend pas
pourquoi la communauté internationale se focalise tellement sur eux,
alors que le Front al-Nosra n’a jamais proféré la moindre menace contre
l’Occident", s’insurge Fahad al-Masri, porte-parole du commandement
conjoint de l’Armée syrienne libre de l’intérieur.
Pour l’heure, le groupe djihadiste se concentre sur la chute de Bachar
el-Assad, qu’il accuse de tuer des musulmans sunnites, confession
majoritaire de la population syrienne. D’après Mathieu Guidère, les
chefs juridiques du Front al-Nosra ont même récemment intimé l’ordre à
leurs combattants de ne pas s’occuper de la place de la charia dans les
territoires conquis. "Ils effectuent un travail impressionnant sur le
terrain et tuent un grand nombre de soldats syriens", confie de son côté
Rami Abdul Rahmane.
Outre l’efficacité de leurs combats, les djihadistes impressionnent par
l’aide humanitaire qu’ils apportent aux populations locales, dans un
territoire riche en puits gaziers et pétroliers. "Loin de se livrer au
pillage, ils font bénéficier les Syriens de leurs conquêtes, en leur
redistribuant des bonbonnes de gaz ou du pain à un prix coûtant",
affirme le directeur de l’OSDH. Récemment, ils auraient même escorté des
véhicules de la Croix-Rouge dans la ville meurtrie d’Idleb. Quoi de
plus normal, dès lors, que ces combattants soient accueillis à bras
ouverts par les populations "libérées" ?
"Ils ne commettent aucune exaction sur les civils, ne demandent rien aux
populations et n’essaient même pas de profiter de l’économie de la
guerre", rappelle l’islamologue Mathieu Guidère. "S’ils n’étaient pas
là, les populations seraient soit bombardées, soit massacrées par les
miliciens du régime." "Pendant que la communauté internationale laisse
les Syriens à l’abandon, le Front al-Nosra, lui, soutient le peuple",
ajoute Fahad al-Masri, le porte-parole de l’ASL.
Reste l’épineuse question du financement de ce groupe islamiste. À en
croire Rami Abdul Rahmane, les djihadistes du Front al-Nosra
disposeraient de bien plus d’armes que l’ensemble des autres brigades de
l’opposition. S’il n’avance pas de preuves, le directeur de l’OSDH
suggère que leur argent pourrait venir des pays du Golfe. "Si cela est
vrai, ce financement ne vient certainement pas d’un appareil d’État,
mais de fonds privés", assure Thomas Pierret. "Parce qu’il est
inconcevable que des monarchies comme l’Arabie saoudite ou le Qatar
financent des groupes qui leur sont ouvertement hostiles", précise ce
spécialiste de la Syrie.
"L’Arabie saoudite est aujourd’hui prise entre deux feux", renchérit
Mathieu Guidère. "D’un côté, Riyad soutient la rébellion contre le
régime syrien, de l’autre il a une peur bleue que ces djihadistes, une
fois Bachar el-Assad tombé, rentrent chez eux et perpétuent de nouveaux
attentats contre le Royaume, comme ce fut le cas au cours des années
2000." D’après l’islamologue, l’argent du Front al-Nosra viendrait avant
tout des djihadistes eux-mêmes. "Le financement est totalement privé.
Chaque combattant, lorsqu’il s’engage, arrive avec tous ses biens et ses
armes pour financer son combat", indique Mathieu Guidère. "Ils sont
dans une logique encore plus radicale que le djihadisme, le martyrisme :
celle de pouvoir mourir en martyr." Avec le risque que ces hommes
souhaitent jouer un rôle dans la Syrie de demain.
(12-03-2013 - Armin Arefi)
(1) Thomas Pierret, auteur de Baas et islam en Syrie. La dynastie Assad face aux oulémas (PUF, 2011).
(2) Mathieu Guidère vient de publier Les cocus de la révolution (éditions Autrement).
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