jeudi 12 février 2015

Égypte : Une jeunesse sur le départ (Sophie Anmuth)

Oubliés les espoirs nés du soulèvement de 2011 qui a ancré sur son sol des jeunes prêts à partir et même rapatrié des nationaux élevés en grande partie à l’étranger. Les jeunes souhaitent aujourd’hui encore davantage aller chercher fortune ailleurs, en Occident ou dans les pays du Golfe. Quant aux rêves politiques de la révolution, quatre ans plus tard, ils ont disparu dans le brouillard kaki du pouvoir militaire.

Une jeunesse qui se considère comme sacrifiée
Il y a tout d’abord une donnée démographique, que les remous politiques ne changent guère. "Tous les ans, c’est presque un million de jeunes Égyptiens qui entre sur le marché du travail – et qui se retrouve au chômage ou à travailler dans l’informel pour des salaires de misère. De l’autre côté, on a un Occident vieillissant qui aura de grosses difficultés à maintenir sa croissance économique, avec une pénurie de main-d’œuvre», explique très abruptement Mohamed El-Zarkani, directeur de projet pour le bureau égyptien de l’Organisation internationale de la migration. En Égypte, la population de plus de 80 millions d’habitants est toujours en pleine croissance, avec une majorité de jeunes, ce qui n’est pas exceptionnel dans la région : mais l’âge médian y est particulièrement bas, 24 ans d’après les données des Nations unies. Et ces jeunes se considèrent comme une génération sacrifiée, qui n’arrive pas à gagner suffisamment d’argent pour s’installer dans la vie. Un tiers des jeunes Égyptiens entre 18 et 29 ans est sans emploi selon l’Organisation internationale du travail, même si bien sûr les statistiques sont approximatives en Égypte, à cause du poids de l’économie informelle. Le chômage aurait même grandement augmenté après la révolution avec la fermeture d’usines et le déclin des investissements et du tourisme. Le gouvernement, dont c’était le rôle depuis l’époque du nassérisme, n’arrive plus à créer suffisamment de nouveaux emplois pour les jeunes diplômés, et ce, depuis le milieu des années 1990.

L'émigration, une échappatoire économique et politique
Mais les candidats à l’émigration n’ont pas que des motivations économiques. Ils souhaitent aussi échapper à un système politique qu’ils jugent sclérosé, dictatorial et corrompu - ce qui explique l’attrait de l’Ouest, mais aussi la baisse des velléités de départ en 2011-2012. D’après les données de l’OIM, le nombre d’arrivées irrégulières recensées en Europe a légèrement diminué en 2012, puis a de nouveau augmenté en 2013 avant de bondir en 2014. Les chiffres italiens sont très parlants : on passe de presque 2 000 Syriens, Érythréens, Albanais et Égyptiens recensés en 2011 à un peu plus de 1 200 en 2012, mais à presque 3 900 au cours des trois premiers trimestres de 2014. L’émigration légale est bien pâle en comparaison : CapmasS, l’agence nationale de statistiques, indique seulement une centaine d’émigrants en Italie pour 2013 (Italie suivie de près par les États-Unis et le Canada). Karim*, un activiste égyptien de 29 ans, aujourd’hui en Suède, est conscient de sa chance : "Je parle plusieurs langues, mes moyens financiers m’ont permis de voyager à l’étranger avant ma demande de séjour, et j’ai aussi pu prouver que je risquais d’être persécuté en Égypte. Alors, je suis un résident légal. Ce n’est pas le cas de beaucoup de gens que je connais, qui sont prêts à tout pour arriver en Europe."

70 % des Égyptiens à l'étranger dans les pays arabes
Mohamed El-Zarkani commente : "Les dirigeants politiques européens ne veulent peut-être pas l’admettre, ils peuvent appeler seulement à une émigration choisie, diplômée, qualifiée, mais au bout du compte, il s’agit de l’offre et de la demande. Cloisonner l’Europe ? Oui, si on veut la voir disparaître." Bien sûr, l’OIM ne forme pas les jeunes qu’à être de meilleurs candidats à l’émigration, elle les aide aussi à mieux prospecter et s’intégrer au marché local.Le Golfe attire toujours les Égyptiens bien sûr, d’autant qu’il est plus facile d’obtenir l’autorisation d’y émigrer qu’en Occident. 70 % des Égyptiens vivant à l’étranger sont en effet dans des pays arabes.

2011 a ouvert de grandes espérances...
Le renversement d’Hosni Moubarak, le président de trente ans, le 11 février 2011, a fait croire à beaucoup à l’ouverture d’une ère radicalement différente en Égypte. Certains ont décidé d’abandonner leurs projets d’émigration, comme Fadel*, la trentaine. Il n’est pourtant pas particulièrement politisé. Rester en Égypte, en 2010, le rebutait surtout pour des raisons économiques et sociales. La révolution lui avait fait reconsidérer ses projets d’émigration. Mais il est aujourd’hui en Allemagne. Il porte un regard amer sur 2011 : "J’étais extatique. Je me disais que nous étions sur le point de nous débarrasser des privilèges et des préjugés… Qu’il serait enfin possible de vivre dignement dans ce pays.» D’autres, ayant grandi à l’étranger, sont revenus en Égypte exprès pour participer à la transition démocratique espérée, et pas nécessairement dans le domaine politique, mais comme avocats, professeurs.... Beaucoup bien sûr se sont engagés. Simon Hanna, 30 ans, a grandi en Angleterre, et était en Égypte depuis peu, pour renouer avec ses racines en perfectionnant son arabe. Il n’avait pas l’intention de rester longtemps, mais "quand la révolution a éclaté, j’ai su que c’était le seul endroit au monde où je voulais être". Son activité journalistique a alors flirté avec l’activisme. "Je ne suis pas venu comme d’autres à cause de la révolution, mais je suis resté à cause d’elle. Je suis attaché à l’Égypte, mais surtout à sa révolution."

... mais les désillusions n'ont pas tardé
Mais l’enthousiasme a été de courte durée. Du côté des révolutionnaires déçus et suffisamment éduqués ou aisés pour partir, ils sont nombreux à prendre la poudre d’escampette, pour un poste dans une organisation internationale, un doctorat, un master, quelques années dans une atmosphère plus paisible qui se transformeront peut-être en exil.Simon Hanna, retourné en Angleterre début 2014, résume le sentiment d’une grande partie des jeunes de sa génération : "À partir de juillet 2013 et du renversement des Frères musulmans par des manifestations et par l’armée, les choses ont changé. Ce n’est pas seulement à cause de tout ce qui s’est passé, c’est aussi que la frustration et le désespoir étaient partout. La marge d’action politique et la liberté journalistique avaient singulièrement rétréci : tout ce qu’on avait vu éclore les années d’avant s’est arrêté. Je n’avais plus l’impression de pouvoir servir à quelque progrès que ce soit. Ma présence en Égypte ne me paraissait plus justifiée.» Simon n’est guère conservateur, et il est copte : il serait difficile d’imputer ses critiques à de la sympathie envers les islamistes. Sameh Samir, avocat de 28 ans, très à gauche et critique du pouvoir actuel en Égypte, brosse un portrait bien sombre de la génération de la révolution : "La moitié de mes amis est en prison, je ne peux pas les abandonner, je dois rester. Même si je travaille bénévolement et que je n’ai plus d’espoir. Tous les gens de la révolution sont morts ou blessés, ou en prison, ou déprimés, ou ils se vendent au gouvernement – ceux-là ce sont les plus malins. Ou encore, ils quittent l’Égypte. S’ils en ont les moyens."

Attention danger avec les partisans du régime
Évidemment, les partisans du régime ne voient pas du tout les choses de la même façon et considèrent aisément ces jeunes comme des propagandistes traîtres à leur patrie."À bout – déprimés – angoissés par l’avenir" :  c’est la description de "la situation générale des Égyptiens en ce moment", d’après le mouvement d’activistes du 6 Avril, qui a grandement contribué à la chute de Moubarak. Aujourd’hui, le groupe est banni par le gouvernement, et les actions auxquelles il appelle sur les réseaux sociaux ne réunissent en général dans la rue pas plus d’une dizaine de sympathisants. N'empêche, ils ont appelé à manifester le 25 janvier dernier pour célébrer l’anniversaire du premier jour du soulèvement à l'origine du renversement de Hosni Moubarak, et protester contre le régime actuel. Un commentaire Facebook assez révélateur leur a répondu : "Arrêtez de raconter des histoires, tout ça ne sert plus à rien. Moi j’ai laissé tomber, je me concentre sur mes études. Quand j’aurai fini, j’irai habiter dans l’enclave dorée de Zamalek ou de Tagammo el Khamis." Il s’agit de quartiers et banlieues riches du Caire, faits d’habitations et magasins hauts de gamme ou du moins aux standards occidentaux".

Le sauve-qui-peut est enclenché
Fadel a fini par partir, car, dit-il: "J n’ai pas envie de passer ma vie à me battre pour des choses que je n’obtiendrai pas en Égypte : du respect comme citoyen lambda, pouvoir m’exprimer librement, et un système politique honnête, entre autres. Je connais beaucoup d’Égyptiens qui vivent à l’étranger, et ils ne se voient pas revenir pour davantage que des vacances." Les désillusions post-révolution découragent même ceux qui ne songeaient pas à partir avant. Marina, 24 ans, diplômée en français langue étrangère, explique par exemple qu’avant 2011 elle ne pensait pas à émigrer : "Après la révolution je voulais encore davantage rester dans mon pays, je me disais que c’était mon rôle et mon devoir. Mais maintenant je ne pense plus qu’à partir. Comme femme, comme jeune, comme issue des classes moyennes et sans connexions, mon avenir semble bouché." Quitter son pays alors qu’on le sait dans une situation difficile n’en reste pas moins un dilemme moral. "C’est très difficile de partir, quand on sait que les autres vont continuer la lutte, et que chaque départ la rend plus compliquée", fait remarquer Simon Hanna. "Tous ceux qui sont partis depuis mi-2013 se sentent coupables. Si un jour où je peux à nouveau apporter quelque chose à mon pays, je reviendrai."


(11-02-2015 - Par Sophie Anmuth)

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