Oubliés les espoirs nés du soulèvement de 2011 qui a
ancré sur son sol des jeunes prêts à partir et même rapatrié des
nationaux élevés en grande partie à l’étranger. Les jeunes souhaitent
aujourd’hui encore davantage aller chercher fortune ailleurs, en
Occident ou dans les pays du Golfe. Quant aux rêves politiques de la
révolution, quatre ans plus tard, ils ont disparu dans le brouillard
kaki du pouvoir militaire.
Une jeunesse qui se considère comme sacrifiée
Il y a tout d’abord une donnée démographique, que les remous politiques
ne changent guère. "Tous les ans, c’est presque un million de jeunes
Égyptiens qui entre sur le marché du travail – et qui se retrouve au
chômage ou à travailler dans l’informel pour des salaires de misère. De
l’autre côté, on a un Occident vieillissant qui aura de grosses
difficultés à maintenir sa croissance économique, avec une pénurie de
main-d’œuvre», explique très abruptement Mohamed El-Zarkani, directeur
de projet pour le bureau égyptien de l’Organisation internationale de la
migration. En Égypte, la population de plus de 80 millions d’habitants
est toujours en pleine croissance, avec une majorité de jeunes, ce qui
n’est pas exceptionnel dans la région : mais l’âge médian y est
particulièrement bas, 24 ans d’après les données des Nations unies. Et
ces jeunes se considèrent comme une génération sacrifiée, qui n’arrive
pas à gagner suffisamment d’argent pour s’installer dans la vie. Un
tiers des jeunes Égyptiens entre 18 et 29 ans est sans emploi selon
l’Organisation internationale du travail, même si bien sûr les
statistiques sont approximatives en Égypte, à cause du poids de
l’économie informelle. Le chômage aurait même grandement augmenté après
la révolution avec la fermeture d’usines et le déclin des
investissements et du tourisme. Le gouvernement, dont c’était le rôle
depuis l’époque du nassérisme, n’arrive plus à créer suffisamment de
nouveaux emplois pour les jeunes diplômés, et ce, depuis le milieu des
années 1990.
L'émigration, une échappatoire économique et politique
Mais les candidats à l’émigration n’ont pas que des motivations
économiques. Ils souhaitent aussi échapper à un système politique qu’ils
jugent sclérosé, dictatorial et corrompu - ce qui explique l’attrait de
l’Ouest, mais aussi la baisse des velléités de départ en 2011-2012.
D’après les données de l’OIM, le nombre d’arrivées irrégulières
recensées en Europe a légèrement diminué en 2012, puis a de nouveau
augmenté en 2013 avant de bondir en 2014. Les chiffres italiens sont
très parlants : on passe de presque 2 000 Syriens, Érythréens, Albanais
et Égyptiens recensés en 2011 à un peu plus de 1 200 en 2012, mais à
presque 3 900 au cours des trois premiers trimestres de 2014.
L’émigration légale est bien pâle en comparaison : CapmasS, l’agence
nationale de statistiques, indique seulement une centaine d’émigrants en
Italie pour 2013 (Italie suivie de près par les États-Unis et le
Canada). Karim*, un activiste égyptien de 29 ans, aujourd’hui en Suède,
est conscient de sa chance : "Je parle plusieurs langues, mes moyens
financiers m’ont permis de voyager à l’étranger avant ma demande de
séjour, et j’ai aussi pu prouver que je risquais d’être persécuté en
Égypte. Alors, je suis un résident légal. Ce n’est pas le cas de
beaucoup de gens que je connais, qui sont prêts à tout pour arriver en
Europe."
70 % des Égyptiens à l'étranger dans les pays arabes
Mohamed El-Zarkani commente : "Les dirigeants politiques européens ne
veulent peut-être pas l’admettre, ils peuvent appeler seulement à une
émigration choisie, diplômée, qualifiée, mais au bout du compte, il
s’agit de l’offre et de la demande. Cloisonner l’Europe ? Oui, si on
veut la voir disparaître." Bien sûr, l’OIM ne forme pas les jeunes qu’à
être de meilleurs candidats à l’émigration, elle les aide aussi à mieux
prospecter et s’intégrer au marché local.Le Golfe attire toujours les
Égyptiens bien sûr, d’autant qu’il est plus facile d’obtenir
l’autorisation d’y émigrer qu’en Occident. 70 % des Égyptiens vivant à
l’étranger sont en effet dans des pays arabes.
2011 a ouvert de grandes espérances...
Le renversement d’Hosni Moubarak, le président de trente ans, le 11
février 2011, a fait croire à beaucoup à l’ouverture d’une ère
radicalement différente en Égypte. Certains ont décidé d’abandonner
leurs projets d’émigration, comme Fadel*, la trentaine. Il n’est
pourtant pas particulièrement politisé. Rester en Égypte, en 2010, le
rebutait surtout pour des raisons économiques et sociales. La révolution
lui avait fait reconsidérer ses projets d’émigration. Mais il est
aujourd’hui en Allemagne. Il porte un regard amer sur 2011 : "J’étais
extatique. Je me disais que nous étions sur le point de nous débarrasser
des privilèges et des préjugés… Qu’il serait enfin possible de vivre
dignement dans ce pays.» D’autres, ayant grandi à l’étranger, sont
revenus en Égypte exprès pour participer à la transition démocratique
espérée, et pas nécessairement dans le domaine politique, mais comme
avocats, professeurs.... Beaucoup bien sûr se sont engagés. Simon Hanna,
30 ans, a grandi en Angleterre, et était en Égypte depuis peu, pour
renouer avec ses racines en perfectionnant son arabe. Il n’avait pas
l’intention de rester longtemps, mais "quand la révolution a éclaté,
j’ai su que c’était le seul endroit au monde où je voulais être". Son
activité journalistique a alors flirté avec l’activisme. "Je ne suis pas
venu comme d’autres à cause de la révolution, mais je suis resté à
cause d’elle. Je suis attaché à l’Égypte, mais surtout à sa révolution."
... mais les désillusions n'ont pas tardé
Mais l’enthousiasme a été de courte durée. Du côté des révolutionnaires
déçus et suffisamment éduqués ou aisés pour partir, ils sont nombreux à
prendre la poudre d’escampette, pour un poste dans une organisation
internationale, un doctorat, un master, quelques années dans une
atmosphère plus paisible qui se transformeront peut-être en exil.Simon
Hanna, retourné en Angleterre début 2014, résume le sentiment d’une
grande partie des jeunes de sa génération : "À partir de juillet 2013 et
du renversement des Frères musulmans par des manifestations et par
l’armée, les choses ont changé. Ce n’est pas seulement à cause de tout
ce qui s’est passé, c’est aussi que la frustration et le désespoir
étaient partout. La marge d’action politique et la liberté
journalistique avaient singulièrement rétréci : tout ce qu’on avait vu
éclore les années d’avant s’est arrêté. Je n’avais plus l’impression de
pouvoir servir à quelque progrès que ce soit. Ma présence en Égypte ne
me paraissait plus justifiée.» Simon n’est guère conservateur, et il est
copte : il serait difficile d’imputer ses critiques à de la sympathie
envers les islamistes. Sameh Samir, avocat de 28 ans, très à gauche et
critique du pouvoir actuel en Égypte, brosse un portrait bien sombre de
la génération de la révolution : "La moitié de mes amis est en prison,
je ne peux pas les abandonner, je dois rester. Même si je travaille
bénévolement et que je n’ai plus d’espoir. Tous les gens de la
révolution sont morts ou blessés, ou en prison, ou déprimés, ou ils se
vendent au gouvernement – ceux-là ce sont les plus malins. Ou encore,
ils quittent l’Égypte. S’ils en ont les moyens."
Attention danger avec les partisans du régime
Évidemment, les partisans du régime ne voient pas du tout les choses de
la même façon et considèrent aisément ces jeunes comme des
propagandistes traîtres à leur patrie."À bout – déprimés – angoissés par
l’avenir" : c’est la description de "la situation générale des
Égyptiens en ce moment", d’après le mouvement d’activistes du 6 Avril,
qui a grandement contribué à la chute de Moubarak. Aujourd’hui, le
groupe est banni par le gouvernement, et les actions auxquelles il
appelle sur les réseaux sociaux ne réunissent en général dans la rue pas
plus d’une dizaine de sympathisants. N'empêche, ils ont appelé à
manifester le 25 janvier dernier pour célébrer l’anniversaire du premier
jour du soulèvement à l'origine du renversement de Hosni Moubarak, et
protester contre le régime actuel. Un commentaire Facebook assez
révélateur leur a répondu : "Arrêtez de raconter des histoires, tout ça
ne sert plus à rien. Moi j’ai laissé tomber, je me concentre sur mes
études. Quand j’aurai fini, j’irai habiter dans l’enclave dorée de
Zamalek ou de Tagammo el Khamis." Il s’agit de quartiers et banlieues
riches du Caire, faits d’habitations et magasins hauts de gamme ou du
moins aux standards occidentaux".
Le sauve-qui-peut est enclenché
Fadel a fini par partir, car, dit-il: "J n’ai pas envie de passer ma vie
à me battre pour des choses que je n’obtiendrai pas en Égypte : du
respect comme citoyen lambda, pouvoir m’exprimer librement, et un
système politique honnête, entre autres. Je connais beaucoup d’Égyptiens
qui vivent à l’étranger, et ils ne se voient pas revenir pour davantage
que des vacances." Les désillusions post-révolution découragent même
ceux qui ne songeaient pas à partir avant. Marina, 24 ans, diplômée en
français langue étrangère, explique par exemple qu’avant 2011 elle ne
pensait pas à émigrer : "Après la révolution je voulais encore davantage
rester dans mon pays, je me disais que c’était mon rôle et mon devoir.
Mais maintenant je ne pense plus qu’à partir. Comme femme, comme jeune,
comme issue des classes moyennes et sans connexions, mon avenir semble
bouché." Quitter son pays alors qu’on le sait dans une situation
difficile n’en reste pas moins un dilemme moral. "C’est très difficile
de partir, quand on sait que les autres vont continuer la lutte, et que
chaque départ la rend plus compliquée", fait remarquer Simon Hanna.
"Tous ceux qui sont partis depuis mi-2013 se sentent coupables. Si un
jour où je peux à nouveau apporter quelque chose à mon pays, je
reviendrai."
(11-02-2015 - Par Sophie Anmuth)
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