"Aujourd'hui, nous sommes au sud de Rome, sur la terre musulmane de la
Libye." Couteau à la main, le djihadiste assène son message de haine à
la caméra. Derrière lui, une vingtaine d'hommes en combinaison orange,
alignés sur une plage les mains menottées, viennent d'être décapités
sans pitié. Ces vingt Égyptiens coptes (de confession chrétienne),
enlevés le mois dernier en Libye, sont les dernières victimes en date de
l'organisation État islamique (EI). Et leurs bourreaux de signer, par
cette vidéo atroce, le coup le plus retentissant de l'EI en dehors des
frontières de leur califat autoproclamé en Irak et en Syrie.
La création d'une branche de l'EI en Libye date du 31 octobre dernier, date à laquelle la
milice du Conseil consultatif de la jeunesse islamique a prêté
allégeance à Abou Bakr al-Baghadi, "calife" de l'organisation
djihadiste. "Le groupe a été créé début 2014, après le retour au pays de
djihadistes libyens qui avaient combattu en Syrie, pour étendre le
califat", explique Romain Caillet, chercheur et consultant sur les
questions islamistes au cabinet NGC Consulting. "Il répondait ainsi aux
consignes de l'EI, qui a appelé les musulmans européens et africains à
émigrer en Libye, un territoire plus proche de chez eux" que l'Irak ou
la Syrie.
Depuis la proclamation de son "califat" en juillet dernier, Abou Bakr
al-Baghdadi a reconnu cinq autres branches de l'EI : en Égypte (dans le
Sinaï), en Libye, en Algérie, au Yémen et en Arabie saoudite. Mais c'est
en Libye que l'organisation contrôle de véritables territoires, à
travers trois régions, notamment les villes de Syrte, située à 500
kilomètres à l'est de Tripoli, et de Derna, à 1 300 kilomètres à l'est
de la capitale. "En tant qu'ancien fief de Kadhafi, Syrte a été laminée
après la révolution de 2011", rappelle Patrick Haimzadeh*, ancien
diplomate en Libye. "Sociologiquement, la ville n'a pas bénéficié de
l'émergence des brigades révolutionnaires. L'absence étatique est encore
plus criante que dans les autres régions de Libye." Un vide
gouvernemental qui a fait le jeu de l'organisation État islamique.
La donne est différente dans la ville de Derna, qui était déjà un
bastion djihadiste connu sous l'ancien président libyen. "La révolution
de 2011 a accentué le retour de djihadistes en Libye", poursuit Patrick
Haimzadeh. "Et le relief très enclavé - avec nombre de grottes - de la
ville leur fournit un terrain idéal pour s'y implanter." D'après les
témoins sur place, l'organisation État islamique y a progressivement
appliqué la charia - la loi coranique - grâce à la mise en place de
tribunaux islamiques, mais aussi à une police islamique circulant dans
la ville en pick-up.
En août, le groupe a exécuté dans un stade un homme accusé de meurtre.
Le 11 novembre, ce sont trois jeunes militants politiques qui ont été
décapités. "La majorité des Libyens sont pour l'application de la
charia", rappelle l'ancien diplomate Patrick Haimzadeh. "Mais ils
rejettent catégoriquement l'EI et ses pratiques sauvages." Si le noyau
dur du groupe est libyen, beaucoup de combattants étrangers sont venus
s'y greffer : des islamistes égyptiens qui ont fui la répression
implacable du nouveau président al-Sissi, mais aussi de jeunes Africains
désoeuvrés.
Dans leur vidéo de propagande, les djihadistes libyens de l'EI
convertissent à l'islam de jeunes Africains chrétiens. "Ils trouvent
chez ces adolescents perdus, coincés entre l'Europe et leur pays
d'origine, une main-d'oeuvre très bon marché", souligne Patrick
Haimzadeh. Et des recrues dociles pour alimenter les rangs du Jihad. À
en croire le général américain David Rodriguez, responsable du
commandement militaire américain en Afrique, l'EI disposerait désormais
de camps d'entraînement dans l'est de la Libye. Des zones à "une heure
de vol seulement" de l'Europe, qui pourraient bientôt "servir de base
arrière à des attentats" sur le vieux continent, s'alarme l'ambassadeur
libyen aux Émirats arabes unis, Aref Ali Nayed. "Pour l'heure, estime
toutefois le spécialiste Romain Caillet, l'objectif premier de l'EI en
Libye est d'étendre son territoire, pour prendre le contrôle des puits
de pétrole", en nombre dans l'est libyen.
Le fulgurant essor de l'EI en Libye s'explique en partie par l'anarchie
qui règne dans le pays. Depuis l'été dernier, la Libye possède tout
simplement deux gouvernements concurrents ! Le premier, le seul reconnu
par la communauté internationale, est dominé par les libéraux. Il a été
désigné par la Chambre des représentants, assemblée issue des élections
du 25 juin 2014. Mais son autorité est décriée par le Congrès général
national, l'ancien Parlement libyen, où les islamistes demeurent
majoritaires. Ainsi, en août 2014, ces derniers ont désigné leur propre
exécutif.
Chaque gouvernement possède ses forces militaires. Le pouvoir "officiel"
repose sur les forces du général Haftar. Depuis mai 2014, cet ancien
militaire de Kadhafi est engagé dans une vaste opération, baptisée
Dignité, visant à reconquérir l'est du pays aux milices islamistes.
Forgeant sa légitimité sur la lutte contre le terrorisme, ce haut gradé
de 71 ans s'appuie notamment sur d'anciens éléments de l'armée de
Muammar Kadhafi, ainsi que les brigades prolibérales de Zintan
(sud-ouest de Tripoli). Et bénéficie du soutien des aviations égyptienne
et émiratie, qui ont mené en 2014 plusieurs raids secrets contre les
forces islamistes.
Surfant au contraire sur la légitimité révolutionnaire, les milices
islamistes se sont réunies au sein de la coalition Fajr Libya (Aube de
la Libye). Cette force, qui repose notamment sur les puissantes milices
de Misrata (est de Tripoli), s'est emparée en août dernier de la
capitale où elle a installé son propre gouvernement et réhabilité
l'ancien Parlement. Contrôlant désormais les plus grandes villes du pays
(Tripoli, Benghazi, Misrata), ces islamistes sont pointés du doigt pour
leurs liens flous avec la puissante milice djihadiste Ansar Asharia,
liée à al-Qaida. Cela ne les empêche pourtant pas d'être également
attaqués par l'EI. "Aux yeux des djihadistes, tous ceux qui ne sont pas
pour le califat sont des apostats", indique Patrick Haimzadeh. Et
l'ancien diplomate de regretter que "les deux camps - celui du général
Haftar comme les islamistes de Fajr Libya - aient fait passer leur lutte
politique avant leur combat contre l'EI", relativement épargné au cours
de l'année écoulée.
C'est seule que l'Égypte s'est fait justice lundi, en menant des raids
aériens contre les positions de l'EI en Libye. Mais pour Le Caire, seule
une "intervention ferme" de la communauté internationale pourra enrayer
la progression des djihadistes en Libye. Pays européen le plus proche
de la Libye et cultivant avec elle des liens tant historiques
qu'économiques, l'Italie s'est dite prête à mobiliser 5 000 militaires
dans le cadre d'une coalition internationale. Une initiative que
beaucoup considèrent comme extrêmement risquée. "C'est justement ce que
cherchent les djihadistes de l'EI qui souhaitent revêtir le costume
d'héritiers de la résistance au colonialisme", pointe le spécialiste
Romain Caillet.
De son côté, l'ancien diplomate Patrick Haimzadeh estime qu'une
intervention étrangère en Libye ne ferait qu'ajouter au chaos en vigueur
depuis la chute de Muammar Kadhafi. "Ce n'est pas 5 000 soldats qu'il
faudrait mais un million, car il y a aujourd'hui en Libye près de 300
000 hommes armés", affirme-t-il. "La seule voie de sortie de crise est
celle de la reconstruction de l'État libyen, avec l'intégration des
chefs de milice suite à un accord politique." Le scénario d'un Irak bis
aux portes de l'Europe n'a jamais semblé aussi réel.
(16-02-2015 - Armin Arefi)
(*) Patrick Haimzadeh, auteur de Au coeur de la Libye de Kadhafi (éditions JC Lattès).
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