À 87 ans, il a traversé toutes les évolutions de son pays.
L'indépendance en tant que ministre à plusieurs reprises de Bourguiba.
Puis Ben Ali, comme président du Sénat. Enfin, Premier ministre après la
révolution de février à octobre 2011. Le voici gagnant des législatives
avec son parti Nidaa Tounes, qu'il qualifie de centriste. Sous peu,
l'homme repartira en campagne afin d'être élu président. Analyse des
résultats provisoires, diagnostic de la situation économique et sociale,
agenda politique : BCE se confie.
Costume gris à fines rayures, lunettes aux montures noires, l'homme
affiche la sérénité d'un lendemain de victoire. Malgré une campagne
épuisante, un meeting chaque soir dans tout le pays, ce vétéran de la
vie politique tunisienne semble dopé par ce succès. Sans pour autant
céder au triomphalisme. Les résultats définitifs ne sont pas encore
connus et le boss de Nidaa veut éviter les festivités intempestives. La
situation sociale et économique du pays ne le permet pas. Et
l'abstention massive - 2,2 millions de Tunisiens ont boycotté les urnes
sur 5,3 millions d'inscrits - n'est en rien un indicateur rieur. Au
deuxième étage du siège du parti, au coeur du quartier d'affaires des
Berges du Lac, son bureau est assailli par les nouveaux élus, des hommes
d'influence, des amis et des courtisans. Une scène de la vie
quotidienne du monde politique. Dehors, des jeunes venus de Nabeul
scandent "Béji" tout en enflammant des fumigènes. Son portable sonne à
plusieurs reprises, des "mabrouk" retentissent. Son staff planche sur
les résultats qui tombent au compte-gouttes. En tête mais sans majorité,
il va falloir composer, créer une coalition. Dès le 2 novembre, Essebsi
reprendra les sentiers de la campagne. Présidentielle, cette fois-ci.
Quelle analyse politique faites-vous de ce scrutin ?
Béji Caïd Essebsi : Nous n'avons pas les résultats définitifs, mais la
tendance est connue. Nous sommes en tête. La procédure prend du temps,
car le décompte manuel est très lent. Que voulez-vous, les gens n'ont
confiance qu'en cette méthode. Nidaa Tounes arrive en premier, suivi
d'Ennahda. On observe que deux partis viennent ensuite en concurrence :
l'UPL (NDLR : parti créé par l'homme d'affaires Slim Riahi) et le Front
populaire.
À quoi ressemble la Tunisie de 2014 ?
Les gens ont voté pour le changement. La gestion d'Ennahda durant deux
ans et demi a plaidé contre le mouvement. Et le travail de Nidaa Tounes
sur le terrain a été confirmé. Il faut cependant tenir compte du facteur
abstention. Les Tunisiens en âge de voter sont 8,4 millions. Ils sont
5,3 millions à s'être inscrits sur les listes électorales. Et seulement
trois millions ont voté. Ce qui est moins qu'en 2011, presque un million
de voix a disparu. Cela exprime une déception à l'égard de la
politique. La gestion des deux troïkas (alliance Ennahdha avec le CPR et
Ettakatol) a été catastrophique, ce qui, pour les Tunisiens, devient
l'échec de tous les politiques. Le message est clair quand les jeunes ne
votent pas. Nous devons passer le flambeau à la nouvelle génération.
Sans majorité, avec qui allez-vous gouverner ?
Les élections sont un package législatives-présidentielle. Après ce
processus, je déciderai. Pour l'instant, j'attends les résultats
définitifs des législatives. Puis il faut terminer les présidentielles,
dont le premier tour est le 23 novembre. Le candidat de Nidaa Tounes
sera-t-il élu ?
Votre victoire à la présidentielle vous donnerait-elle une force politique supplémentaire ?
Pas une force, une cohérence. Quoi qu'il arrive, nous ne gouvernerons pas seuls.
Allez-vous former un gouvernement avec les islamistes d'Ennahda ?
Si l'ensemble des partis modernistes le permet, nous gouvernerons avec
eux. S'ils sont de la même obédience que nous, nous pourrons travailler
ensemble. Ennahda ? Ce n'est pas notre choix !
Quels sont vos chantiers prioritaires ?
L'ordre public. Il faut restaurer la sécurité. Et je ne parle pas que du
terrorisme. Il faut rétablir l'État. Il y a un déficit d'État depuis
plusieurs années qui n'est plus acceptable. D'autant que la Tunisie a
une tradition d'État, une administration, une culture de l'État.
Aujourd'hui, nous devons restaurer l'État de droits et de libertés.
Lorsque j'ai gouverné au lendemain de la révolution, j'ai pu compter sur
notre administration. Avec les gouvernements suivants, les changements,
les nominations partisanes ont déconstruit l'État.
Le gouvernement de technocrates que dirige Mehdi Jomaa devait revenir sur ces nominations...
... Ce fut lent et insuffisant ! Il faut cependant reconnaître qu'il a
su imposer des réformes fiscales et que, sur le plan sécuritaire, il a
bien travaillé.
Quelles sont vos solutions économiques ?
La situation économique est très mauvaise au point que les agences de
notation ne nous notent plus. La crise tunisienne est multiple :
sociale, économique, politique, sécuritaire... Nous avons besoin d'une
mobilisation intérieure, la Tunisie, et extérieure, nos amis étrangers.
Il faut une stabilité politique et sécuritaire pour que l'économie
reparte. Ce sera une solution évolutive. Il faut au moins deux ans pour
pouvoir donner une première indication que nous sommes sur la bonne
voie. Après, la confiance se rétablira. Nous devons rétablir les
relations avec le monde arabe, les pays du Golfe, en menant une
politique modérée.
Le modèle économique basé sur le tourisme et les bas salaires est-il encore viable ?
Sur le tourisme, oui. Pour le reste, le phosphate est une de nos rares
richesses. Mais je ne vais pas aller à l'ONU pour résoudre la crise qui
paralyse le complexe de Gafsa depuis plus d'un an. Ce problème relève
d'une crise de gouvernement. Il faut dialoguer, décider, trancher.
Que faut-il faire avec le voisin libyen ?
La situation en Libye est dramatique. Il n'y a plus d'État. Des milices
surarmées gouvernent. Le langage du baroud prime... Je ne conseille pas
aux Tunisiens de se mêler de ce conflit. Tout autant qu'il faut éviter
les interventions internationales. Ce sont aux Libyens de reconstruire
leur pays.
Quel bilan faites-vous de vingt-trois années de règne de Ben Ali ?
Il nous a amené une révolution. Il a instauré la corruption à forte
dose. C'était un gouvernement basé sur la force, utilisant la police
pour cela. Il a essayé de détruire ce que Bourguiba avait construit sans
vraiment y arriver. L'enseignement est généralisé, le statut de la
femme confirmé. Mais les classes moyennes s'appauvrissent, la
déscolarisation s'aggrave... Nous sommes un petit pays, nos ressources
sont limitées. Nous devons faire comme Bourguiba : investir dans la
matière grise. Il nous faut revoir le système éducatif, investir
massivement, surtout à partir du troisième cycle, afin que nos jeunes
deviennent "up to date". Idem pour le secteur de la santé. Notre système
est en ruine. Nous devons agir modestement, mais que les gens sentent
une amélioration.
Vous êtes candidat à la présidentielle. Pensez-vous que Moncef Marzouki, l'actuel président, doit démissionner ?
Oui, pour que ce soit équitable et puis par éthique. Puisque M. Marzouki
estime que son capital est "l'éthique", qu'il quitte ses fonctions pour
faire campagne. La nouvelle Assemblée commencera ses fonctions sous
l'égide d'un ancien président. C'est insensé. Cela pose un problème
constitutionnel. Pour moi, pas de nouveau gouvernement sans nouveau
président.
Mehdi Jomaa, le Premier ministre, restera-t-il en fonction ?
Jusqu'en mars, je pense.
Regrettez-vous ces trois années consacrées à la rédaction d'une nouvelle Constitution ?
Ce sont trois ans perdus, en gros. La Constitution de 1959 (NDLR : celle
voulue par Bourguiba après l'indépendance) aurait pu être ajustée,
modernisée, cela suffisait. Bref. Lorsque Chokri Belaïd a été assassiné,
le 6 février 2013, le Premier ministre Ennahda, Hamadi Jebali, était
prêt à s'en aller et à laisser la place à un gouvernement de
technocrates. Moi, j'ai dit : c'est l'ensemble des structures, dont la
constituante, qui doit partir. Trois ans perdus, certes, mais aussi
trois ans d'apprentissage politique.
La Tunisie est la seule survivante du Printemps arabe...
... L'expression "Printemps arabe" est une création européenne. En 2011,
lors du G8 de Deauville, on a invité deux Premiers ministres issus de
pays ayant connu une révolution : le tunisien et l'égyptien. Les
dialogues sont demeurés secrets, mais j'ai dit aux dirigeants du G8 :
"Il y a un début de Printemps tunisien." Pas plus. Notons quand même un
changement notoire : beaucoup de dictateurs ont disparu (Moubarak,
Kadhafi, Ben Ali...).
Croyez-vous à l'islam politique ?
Moi ? Non ! Je suis pour un État du XXIe siècle, mais qui demeure l'État
d'un peuple qui est musulman depuis quatorze siècles. La Tunisie
pratique l'islam modéré avec les écoles de Kairouan, de la Zitouna.
L'islam politique, ce sont des mouvements politiques qui
instrumentalisent la religion pour arriver au pouvoir. La greffe Ennahda
n'a pas pris. À Nidaa, nous sommes des modérés. Pas des extrémistes.
Avez-vous parlé récemment avec Ben Ali ?
Cela fait plus de dix ans que je ne lui ai pas adressé la parole...
(28-10-2014 - Propos recueillis par Benoît Delmas)
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