Le symbole est fort. Mercredi, pendant que 78 adolescents égyptiens
(tous mineurs) sont condamnés à de lourdes peines de prison pour avoir
manifesté en faveur du retour de l'ex-président islamiste Mohamed Morsi,
François Hollande accueille en grande pompe à l'Élysée son successeur,
le redoutable Abdel Fattah al-Sissi. Depuis que l'ancien chef
d'état-major de l'armée a destitué l'ancien président - le seul
démocratiquement élu de l'histoire du pays - à la faveur d'un vaste
mouvement de révolte populaire, plus de 1 400 personnes ont été tuées et
15 000 emprisonnées à travers le pays, dont des centaines condamnées à
mort au terme de procès expéditifs.
Une situation jugée "alarmante" par l'ONG Amnesty International, qui
avait exhorté le président de la République à évoquer la question avec
son homologue égyptien. "Oui, on considère que Sissi est légitime",
affirme-t-on à l'Élysée. "Pour autant, il y a beaucoup à dire. Nous
sommes conscients des tensions ; les journalistes emprisonnés, la
répression qui s'exerce bien au-delà de la lutte antiterroriste",
souligne la source, qui assurait avant la visite d'al-Sissi que ces
questions seraient évoquées lors de l'entretien prévu mercredi.
Or, de droits de l'homme, il n'a été nullement question à Paris, devant
les journalistes en tout cas. Au cours de la conférence de presse qui a
suivi le déjeuner présidentiel, François Hollande s'est contenté de
réclamer au Caire la "poursuite du processus démocratique" en Égypte.
Aucun mot pour les 80 prisonniers morts en prison, les leaders de la
révolution en détention, ou encore les trois journalistes d'Al Jazeera
condamnés à des peines allant jusqu'à dix ans d'emprisonnement.
Le président de la République a simplement rappelé que l'Égypte avait
"traversé une période extrêmement difficile, lourde, avec des
conséquences humaines considérables". En effet, le coup d'État contre
Mohamed Morsi en juillet 2013 s'est accompagné d'une recrudescence des
attentats contre l'armée et la police égyptiennes, faisant selon le
gouvernement des "centaines de morts" dans le Sinaï, mais aussi jusqu'au
coeur du pouvoir, au Caire. Mercredi encore, pas moins de trois
policiers, dont un colonel, ont été tués par des inconnus qui ont ouvert
le feu sur leur voiture dans la péninsule égyptienne.
Leur auteur, le groupe djihadiste Ansar Beit al-Maqdess, qui a récemment
fait allégeance à l'organisation État islamique, dit agir en solidarité
avec les Frères musulmans. "S'il n'existe aucun lien direct entre les
deux organisations, les Frères musulmans ont toujours cultivé des
contacts avec les djihadistes du Sinaï", explique Roland Lombardi, doctorant à l'Institut de recherches et d'études sur le monde arabe et musulman (Iremam) et analyste au JFC Conseil. Si l'armée
égyptienne a lancé au cours des derniers mois une vaste offensive dans
le nord de la péninsule pour en déloger les djihadistes, le gouvernement
égyptien accuse directement les Frères
musulmans, qu'il considère désormais comme une organisation terroriste,
d'être responsables des attaques, justifiant ainsi leur implacable
répression.
Au nom de la lutte contre le terrorisme, le nouveau pouvoir dirigé par
les militaires s'en prend désormais à toute opinion discordante. En
novembre 2013, les autorités du Caire ont instauré une nouvelle loi
restreignant considérablement le droit de manifester tout en légitimant
l'usage de la force. "Un an après la promulgation de la loi (...), le
constat est alarmant", s'affole Amnesty International. "Des milliers de
personnes comme Ahmed Maher, Mohamed Adel et Ahmed Douma, figures de
proue de la révolution, ont été condamnées à de la prison ferme.
Aujourd'hui, comme des centaines d'autres, ils sont en grève de la faim
pour dénoncer des conditions de détention où l'usage de la torture est
routinier." Profitant du séjour à Paris d'Abdel Fattah al-Sissi, les
avocats de deux manifestants égyptiens ont d'ailleurs déposé plainte
pour tortures et actes de barbarie contre le président égyptien.
"Derrière ces plaintes, il y a l'espoir que puisse se tenir en France un
débat sur les violences qui ont suivi le coup d'État", a expliqué à
l'Agence France-Presse Me Hakim Chergui, l'un des avocats.
Sauf que depuis la montée en puissance dans la région de l'organisation
État islamique, devenu principale préoccupation de l'Occident, la
question du respect des droits de l'homme a quelque peu disparu des
agendas occidentaux. Au contraire, le puissant président al-Sissi est
même devenu aux yeux des chancelleries un partenaire stratégique
incontournable au Proche-Orient. "L'Égypte est un pays frappé par le
terrorisme et confronté à des mouvements terroristes dans des pays
voisins", a ainsi souligné mercredi François Hollande avant d'insister :
"Nous devons agir ensemble."
Outre les attaques dans le Sinaï et la dernière guerre de Gaza (dans
laquelle le Caire a joué un rôle-clé dans la conclusion d'un
cessez-le-feu, NDLR), le président français s'alarme notamment de la
situation explosive en Libye, plongée dans un profond chaos entre
milices rivales depuis la chute de Muammar Kadhafi en 2011. Ainsi,
l'Égypte, qui partage plus de 1 000 kilomètres de frontières avec la
Libye, a mené en août dernier à Tripoli des raids aériens en compagnie
des Émirats arabes unis contre les milices islamistes.
"Les Égyptiens considèrent - à juste titre - que nous avons une
responsabilité particulière", indique une source gouvernementale. "Ils
ont le sentiment de ne pas avoir été entendus en 2011 en alertant sur
les dangers d'une intervention occidentale (...) Ils estiment qu'il faut
réintervenir en Libye, mais nous avons des doutes sur le fait que cette
crise puisse être résolue uniquement par la force." Pour aider le Caire
à rétablir la sécurité régionale, mais aussi à reconstruire l'Égypte,
Paris propose tout son "savoir-faire".
Abdel Fattah al-Sissi, qui entend organiser au premier trimestre 2015
une conférence économique internationale pour relancer son économie, a
signé mercredi avec la France trois accords de coopération de plusieurs
millions d'euros, dont une déclaration d'intention pour un partenariat
franco-égyptien sur le métro du Caire. Jeudi, le nouvel homme fort de
l'Égypte doit rencontrer plusieurs patrons français, avant de dîner dans
la soirée avec le ministre de la Défense pour discuter d'importants
contrats d'armement.
Est notamment évoqué le renouvellement de la flotte égyptienne d'avions
de combat Mirage 2000, alors que le constructeur naval français DCNS a
déjà signé cet été un contrat d'un milliard d'euros pour fournir quatre
corvettes Gowind à la marine égyptienne. Mardi, Amnesty International a
exhorté la France à suspendre tous les transferts d'armes en cours avec
l'Égypte, assurant que Paris "fournit les armes de la répression en
Égypte". "En 2013, rappelle l'ONG, l'UE avait demandé la suspension des
livraisons d'armes à l'Égypte (27 millions d'euros pour la France en
2012, NDLR). Pour autant, la France a plus que doublé ses transferts
l'année suivante (63 millions d'euros d'armes en 2013)."
(27-11-2014 - Armin Arefi)
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