Ce mardi soir, au Caire, avait un goût de déjà-vu. Des milliers
d’Égyptiens se sont retrouvés devant le palais présidentiel. Ils ont
ressorti les mêmes vieux slogans, remis au goût du jour. Les vendeurs
ambulants proposent leurs patates douces. Les manifestants montent un
"musée de la révolution 2", réplique de celui de la place Tahrir. Ils
invitent les passants à dessiner des pancartes, à rappeler les épisodes
d’une transition qui dure depuis bientôt deux ans.
Les combats sont terminés. Les petits jeunes des quartiers
populaires, remplis de colère, ne lancent plus de pierres sur la police,
ou l’armée, ou les Frères musulmans. Les ultras - ces supporters de
foot radicaux - mettent l’ambiance, mais pas le chaos. C’est une
kermesse, un forum politique où viennent en masse toutes sortes de gens,
sans mots d’ordre ni leaders, sans violence.
Pour les Égyptiens, après plus de 20 mois de mobilisation, la
révolution change de figure. Depuis de longs mois, les manifestants le
prouvent : ils ne veulent pas d’une révolution de palais. Ils prônent
"un changement radical d’hommes, d’institutions, de façon de penser",
comme le définit Jean Tulard, historien de la Révolution française, dans
une interview déjà ancienne - mais qui ne cesse de se confirmer.
Comme cela s’est produit au moins trois fois depuis le début de ce
Printemps arabe, même si ici personne ne l’appelle comme cela, le peuple
du Caire a donc pris le relais de l’émeute. Le scénario commence à être
bien rôdé. Tout commence par une avant-garde révolutionnaire, grand
fourre-tout d’activistes perfusés à Twitter et Facebook, libéraux ou
islamistes, accompagnés d’ados révoltés. Leur point commun : ils sont
jeunes. Par trois fois, cette avant-garde est descendue dans la rue
chercher l’affrontement. D’abord place Tahrir, le 28 janvier 2011 -
contre Moubarak. Puis rue Mohammed Mahmoud, le 19 novembre de la même
année - contre le Conseil suprême des Forces armées, qui assurait la
transition du pouvoir au civil. Enfin, mardi dernier, devant le palais
présidentiel, d’où elle a fait fuir, brièvement, Mohamed Morsi.
L’émeute ne suffit pas. Elle est suivie par des mobilisations
spontanées d’Égyptiens qui, révoltés par les violences, descendent dans
la rue, manifestent leur exaspération, occupent le terrain. Pour eux,
c’est une nouvelle attraction, un endroit où il faut être. Une foule de
curieux affluent voir les filles, en voile intégral ou aux cheveux
ébouriffés, les ultras venus chanter leurs derniers slogans à la mode et
les hommes politiques qui tiennent la tribune. Les vendeurs ambulants
débarquent.
C’est parfois le moment où les révolutionnaires purs et durs partent,
déçus de voir que le combat se termine. Les photographes de guerre
s’éloignent en maugréant : à quoi bon prendre en photo un vendeur de
pop-corn ? Pendant ce temps, les Égyptiens lambda s’installent. Tout
devient pacifique. Les graffitis fleurissent. Et tant que rien n’est
gagné, ils continuent. C’est cette occupation joyeuse et déterminée qui a
débuté mardi soir sous les fenêtres de Mohamed Morsi.
Car l’ennemi a changé. En janvier 2011, la foule criait : "Moubarak,
ça suffit !" En novembre 2011 et février 2012, c’était : "Le Maréchal,
ça suffit !" Les manifestants s’adressaient à Tantaoui, le tout-puissant
militaire à la tête du Conseil supérieur des forces armées.
Aujourd’hui, leur cible c’est "le Guide suprême", Morsi, et son camp,
les Frères musulmans. Les alliés de la foule aussi ont changé. Contre
Moubarak puis les militaires, le peuple du Caire s’était allié aux
islamistes. Contre ces mêmes islamistes, au pouvoir aujourd’hui, il
s’accommode des feloul, ces nostalgiques de l’ère Moubarak. Même si,
pour compliquer encore la donne, des islamistes se joignent à la foule
qui réclame le départ de Morsi. Nombre de musulmans ne se sentent pas
représentés par le gouvernement actuel. Mais plus que cela, certaines
figures islamistes rejoignent la contestation. Comme Aboul Fotouh,
l’ancien Frère musulman, ancien candidat allié aux salafistes pendant la
présidentielle égyptienne, avant tout révolutionnaire et aujourd’hui
contre le projet de constitution. De même, mardi, des cheiks d’al-Azhar,
la grande université islamique du Caire, clamaient hier que la
Confrérie n’avait pas le monopole de l’islam.
Quant aux feloul, on peut y mettre les magistrats, souvent
conservateurs. Le président du club des juges, Ahmad Zind, a annoncé
qu’ils ne superviseraient pas le référendum et déclare avoir 90 % de ses
collègues de son côté. Invérifiable, d’autant plus que le président du
Conseil d’État et l’équivalent égyptien du Conseil national de la
magistrature sont d’avis contraire. Encore une fois, cela complique la
situation, mais cela montre que l’Égypte n’est pas divisée en camps
hermétiques. Autre genre de feloul, les militaires et la police, qui
pour une fois papotent tranquillement avec les manifestants, sourires
goguenards sur les lèvres, peut-être pas mécontents de jouer un bon tour
au nouveau président, et peut-être en train de penser qu’ils tireront
leurs marrons du feu.
L’essentiel est ailleurs. À chaque grande mobilisation, et malgré
tous les compromis, c’est la révolution égyptienne qui marque des
points. D’abord contre Moubarak. Ensuite contre l’armée - dont il faut
toujours s’attendre à un retour éventuel. Enfin contre les Frères
musulmans. Et, chaque fois, c’est une Égypte surprenante qui apparaît.
Restés dans l’ombre pendant trente ans de dictature, les Égyptiens se
découvrent, parlent, débattent, discutent. Comment pourrait-on désormais
leur intimer l’ordre de se taire ?
Mohamed, un guide touristique qui a voté pour Ahmed Shafiq, le
candidat conservateur et ancien Premier ministre de Moubarak, a
conscience que cette partie-là sera difficile : "Morsi a été élu, il a
fait des concessions. Il nous rend la vie difficile. Ce serait plus
simple s’il était tout simplement un tyran." Mohamed veut son départ.
"J’ai trop peur de retomber dans la dictature. Comme nous tous. Et je ne
sais pas quoi faire pour le référendum, boycotter ou voter non. Je ne
sais même pas ce qu’il se passera dans une heure." C’est la peur
instinctive, profonde, qui unit tous les manifestants pro-Morsi : la
peur de la dictature. Il ne faudrait pas que tous ces sacrifices eussent
été faits pour rien.
Voter ou ne pas voter sur la Constitution : les révolutionnaires, si
prompts à appeler au boycott, hésitent. Ils pourraient bien, cette
fois-ci, mener le combat dans les urnes. De nombreuses personnalités
politiques ont appelé à voter non, dont trois anciens candidats à la
présidentielle - Aboul Fotouh, l’ancien Frère musulman, Hamdeen Sabbahi,
le nassériste, et Amr Moussa, le conservateur qualifié de feloul par
les révolutionnaires. Sur Twitter et Facebook, on s’accroche. Des
graphiques sortent : ils montrent que les Frères sont minoritaires en
Égypte, et certains appellent à les "battre politiquement".
Le projet de Constitution est énorme, parfois confus, certaines
dispositions pourraient relever du domaine législatif plutôt que
constitutionnel. Le vrai danger pour les anti-Morsi, c’est qu’il
laisserait de la place à une interprétation islamisante. Personne ne
sait si l’opposition gagnera et quel chemin prendra l’Égypte. Comme le
disait ce manifestant dimanche en accueillant un journaliste :
"Bienvenue sur la place Tahrir, pacha. La révolution continue."
(12 Décembre 2012 - Samuel Forey)
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