jeudi 13 décembre 2012

Egypte : L’Égypte, de la rue aux urnes ( Samuel Forey)

Ce mardi soir, au Caire, avait un goût de déjà-vu. Des milliers d’Égyptiens se sont retrouvés devant le palais présidentiel. Ils ont ressorti les mêmes vieux slogans, remis au goût du jour. Les vendeurs ambulants proposent leurs patates douces. Les manifestants montent un "musée de la révolution 2", réplique de celui de la place Tahrir. Ils invitent les passants à dessiner des pancartes, à rappeler les épisodes d’une transition qui dure depuis bientôt deux ans.
Les combats sont terminés. Les petits jeunes des quartiers populaires, remplis de colère, ne lancent plus de pierres sur la police, ou l’armée, ou les Frères musulmans. Les ultras - ces supporters de foot radicaux - mettent l’ambiance, mais pas le chaos. C’est une kermesse, un forum politique où viennent en masse toutes sortes de gens, sans mots d’ordre ni leaders, sans violence.
Pour les Égyptiens, après plus de 20 mois de mobilisation, la révolution change de figure. Depuis de longs mois, les manifestants le prouvent : ils ne veulent pas d’une révolution de palais. Ils prônent "un changement radical d’hommes, d’institutions, de façon de penser", comme le définit Jean Tulard, historien de la Révolution française, dans une interview déjà ancienne - mais qui ne cesse de se confirmer.
Comme cela s’est produit au moins trois fois depuis le début de ce Printemps arabe, même si ici personne ne l’appelle comme cela, le peuple du Caire a donc pris le relais de l’émeute. Le scénario commence à être bien rôdé. Tout commence par une avant-garde révolutionnaire, grand fourre-tout d’activistes perfusés à Twitter et Facebook, libéraux ou islamistes, accompagnés d’ados révoltés. Leur point commun : ils sont jeunes. Par trois fois, cette avant-garde est descendue dans la rue chercher l’affrontement. D’abord place Tahrir, le 28 janvier 2011 - contre Moubarak. Puis rue Mohammed Mahmoud, le 19 novembre de la même année - contre le Conseil suprême des Forces armées, qui assurait la transition du pouvoir au civil. Enfin, mardi dernier, devant le palais présidentiel, d’où elle a fait fuir, brièvement, Mohamed Morsi.
L’émeute ne suffit pas. Elle est suivie par des mobilisations spontanées d’Égyptiens qui, révoltés par les violences, descendent dans la rue, manifestent leur exaspération, occupent le terrain. Pour eux, c’est une nouvelle attraction, un endroit où il faut être. Une foule de curieux affluent voir les filles, en voile intégral ou aux cheveux ébouriffés, les ultras venus chanter leurs derniers slogans à la mode et les hommes politiques qui tiennent la tribune. Les vendeurs ambulants débarquent.
C’est parfois le moment où les révolutionnaires purs et durs partent, déçus de voir que le combat se termine. Les photographes de guerre s’éloignent en maugréant : à quoi bon prendre en photo un vendeur de pop-corn ? Pendant ce temps, les Égyptiens lambda s’installent. Tout devient pacifique. Les graffitis fleurissent. Et tant que rien n’est gagné, ils continuent. C’est cette occupation joyeuse et déterminée qui a débuté mardi soir sous les fenêtres de Mohamed Morsi.
Car l’ennemi a changé. En janvier 2011, la foule criait : "Moubarak, ça suffit !" En novembre 2011 et février 2012, c’était : "Le Maréchal, ça suffit !" Les manifestants s’adressaient à Tantaoui, le tout-puissant militaire à la tête du Conseil supérieur des forces armées. Aujourd’hui, leur cible c’est "le Guide suprême", Morsi, et son camp, les Frères musulmans. Les alliés de la foule aussi ont changé. Contre Moubarak puis les militaires, le peuple du Caire s’était allié aux islamistes. Contre ces mêmes islamistes, au pouvoir aujourd’hui, il s’accommode des feloul, ces nostalgiques de l’ère Moubarak. Même si, pour compliquer encore la donne, des islamistes se joignent à la foule qui réclame le départ de Morsi. Nombre de musulmans ne se sentent pas représentés par le gouvernement actuel. Mais plus que cela, certaines figures islamistes rejoignent la contestation. Comme Aboul Fotouh, l’ancien Frère musulman, ancien candidat allié aux salafistes pendant la présidentielle égyptienne, avant tout révolutionnaire et aujourd’hui contre le projet de constitution. De même, mardi, des cheiks d’al-Azhar, la grande université islamique du Caire, clamaient hier que la Confrérie n’avait pas le monopole de l’islam.
Quant aux feloul, on peut y mettre les magistrats, souvent conservateurs. Le président du club des juges, Ahmad Zind, a annoncé qu’ils ne superviseraient pas le référendum et déclare avoir 90 % de ses collègues de son côté. Invérifiable, d’autant plus que le président du Conseil d’État et l’équivalent égyptien du Conseil national de la magistrature sont d’avis contraire. Encore une fois, cela complique la situation, mais cela montre que l’Égypte n’est pas divisée en camps hermétiques. Autre genre de feloul, les militaires et la police, qui pour une fois papotent tranquillement avec les manifestants, sourires goguenards sur les lèvres, peut-être pas mécontents de jouer un bon tour au nouveau président, et peut-être en train de penser qu’ils tireront leurs marrons du feu.
L’essentiel est ailleurs. À chaque grande mobilisation, et malgré tous les compromis, c’est la révolution égyptienne qui marque des points. D’abord contre Moubarak. Ensuite contre l’armée - dont il faut toujours s’attendre à un retour éventuel. Enfin contre les Frères musulmans. Et, chaque fois, c’est une Égypte surprenante qui apparaît. Restés dans l’ombre pendant trente ans de dictature, les Égyptiens se découvrent, parlent, débattent, discutent. Comment pourrait-on désormais leur intimer l’ordre de se taire ?
Mohamed, un guide touristique qui a voté pour Ahmed Shafiq, le candidat conservateur et ancien Premier ministre de Moubarak, a conscience que cette partie-là sera difficile : "Morsi a été élu, il a fait des concessions. Il nous rend la vie difficile. Ce serait plus simple s’il était tout simplement un tyran." Mohamed veut son départ. "J’ai trop peur de retomber dans la dictature. Comme nous tous. Et je ne sais pas quoi faire pour le référendum, boycotter ou voter non. Je ne sais même pas ce qu’il se passera dans une heure." C’est la peur instinctive, profonde, qui unit tous les manifestants pro-Morsi : la peur de la dictature. Il ne faudrait pas que tous ces sacrifices eussent été faits pour rien.
Voter ou ne pas voter sur la Constitution : les révolutionnaires, si prompts à appeler au boycott, hésitent. Ils pourraient bien, cette fois-ci, mener le combat dans les urnes. De nombreuses personnalités politiques ont appelé à voter non, dont trois anciens candidats à la présidentielle - Aboul Fotouh, l’ancien Frère musulman, Hamdeen Sabbahi, le nassériste, et Amr Moussa, le conservateur qualifié de feloul par les révolutionnaires. Sur Twitter et Facebook, on s’accroche. Des graphiques sortent : ils montrent que les Frères sont minoritaires en Égypte, et certains appellent à les "battre politiquement".
Le projet de Constitution est énorme, parfois confus, certaines dispositions pourraient relever du domaine législatif plutôt que constitutionnel. Le vrai danger pour les anti-Morsi, c’est qu’il laisserait de la place à une interprétation islamisante. Personne ne sait si l’opposition gagnera et quel chemin prendra l’Égypte. Comme le disait ce manifestant dimanche en accueillant un journaliste : "Bienvenue sur la place Tahrir, pacha. La révolution continue."

(12 Décembre 2012 - Samuel Forey)

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