Un couteau suspendu au-dessus d’un oiseau mort, le regard vide de
mères de "martyrs", une tête décapitée, les yeux fixant le public : le
peintre et opposant syrien Youssef Abdelki expose ses tableaux pétris
des souffrances de la guerre.
La galerie d’art Tanit à Beyrouth accueille depuis le 5 février 30
tableaux de l’artiste de 62 ans, un des plus connus de Syrie : de ces
toiles, dessinées au fusain dans un style épuré, rejaillissent trois ans
d’une guerre qui a changé à jamais le visage de la Syrie.
Pour Youssef Abdelki, emprisonné par le régime en 2013 pendant plus d’un
mois pour ses idées politiques, peindre la guerre "était un parcours
quasi-inévitable".
"Il y a eu tellement de destructions, de sang (...) on est obligé de
peindre ce drame humain", affirme-t-il à l’AFP dans la galerie qui
expose son oeuvre jusqu’au 8 mars.
Le conflit, qui a fait plus de 136.000 morts, "pèse sur les idées et les
sentiments de tout poète, peintre ou musicien", ajoute l’artiste à la
chevelure blanche.
La majorité des toiles, peintes en noir et blanc —sa marque de fabrique—
ont été créées entre le début de la révolte en mars 2011 et jusqu’en
2013, en pleine guerre civile.
Parmi les tableaux les plus frappants, ceux des mères de "martyrs".
Sur l’un d’entre eux, une femme est agenouillée devant une chaise sur
laquelle est posée une photo de son fils mort. Ses mains sont jointes,
comme dans une prière, et posées sur sa bouche, comme pour ne pas crier
sa douleur.
Sur une autre toile, le regard vide de la mère portant le portrait de
son "martyr" traduit une souffrance indicible. Devant elle, une fillette
aux mains jointes comme dans une sage résignation devant l’horreur de
la guerre.
Il y aussi le "martyr de Douma", tête coupée mais les yeux bien ouverts
pour témoigner du drame dans cette ville rebelle assiégée près de Damas
ou encore le "martyr de Homs", "capitale de la révolution" : une main
géante près d’une épaisse tache de sang.
L’oeuvre touche visiblement le public, notamment une Damascène en visite à Beyrouth.
"Notre révolution est plus forte"
"C’est devenu ça mon pays, des mains ensanglantées, des têtes coupées, de la destruction", dit-elle à l’AFP, les yeux rougis.
Les toiles rappellent aussi les premiers temps du soulèvement : dans un
tableau daté de 2011, un énorme couteau fait face à un petit papillon,
allégorie de la vulnérabilité des manifestants face à la machine
sécuritaire du régime.
Pour M. Abdelqi, "il n’y a pas de frontière" quand on dépeint les effets
dévastateurs la guerre. "Quand Goya a peint ’Les Fusillades du 3 mai’,
il parlait des exécutions dans les guerres du monde entier" et pas
seulement de la rébellion de mai 1808.
"Plus vous dessinez avec loyaulté, plus vous touchez le public",
poursuit le peintre, membre de l’opposition de l’intérieur qui appuie la
lutte anti-régime mais refuse toute intervention étrangère.
Sa détention à l’été 2013, qui a suscité une vague d’indignation dans
les milieux artistique et intellectuel, le laisse quasi-indifférent.
"J’ai été emprisonné alors que des milliers de Syriens avaient été tués
et emprisonnés, c’est un petit détail face à ce drame épouvantable",
dit-il.
Arrêté déjà à la fin des années 70 pour son appartenance au Parti de
l’action communiste, il était parti à Paris où il a vécu 25 ans, avant
de rentrer en Syrie en 2005.
Ses personnages ne sont pas tous anonymes.
Dans un tableau intitulé "Hamza, Layal et les autres", on reconnaît le
visage de Hamza al-Khatib, premier "enfant martyr", dont le meurtre et
la torture ont été imputés par les militants aux forces de sécurité à
Deraa, berceau de la révolte. Son corps et celui d’un autre enfant
enveloppé d’un linceul sont entourés de pétales de fleurs.
On retrouve aussi Bassel Shehadé, réalisateur syrien et militant
pacifique tué à Homs en 2012 dans une opération de l’armée. Aux côtés
d’une caméra et d’une fleur, son visage souriant, reproduisant une photo
de lui, apparaît au centre de la toile, sur laquelle est écrit le nom
de Che Guevara.
Mais aussi cette phrase : "Notre révolution est plus forte".
(08-02-2014 - Assawra)
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