lundi 6 mai 2013

Israël/Palestine : L’archéologie, nouvelle guerre des pierres de Jérusalem ( Olivier Pascal-Moussellard )

A Jérusalem, on creuse, on casse. Des maisons, des sépultures, des céramiques… arabes. Au nom d’une archéologie mise au service de la politique, et qui menace la paix.

On dit que c’est la ville des prophètes, « ceux qui annoncent l’avenir ». Pourtant, sous le ciel bas et lourd de cette fin janvier, c’est un étrange ballet de Juifs myopes, de diplomates borgnes et de chrétiens aveugles qu’offre Jérusalem. Vue basse des familles juives orthodoxes fendant tête baissée le quartier arabe de la vieille ville pour rejoindre le Mur des lamentations ; aveuglement des pèlerins remontant fiévreusement la via Dolorosa, imperméables au drame qui se noue alentour ; biglerie des diplomates, enfin, occupés depuis des lustres à une « médiation dans le conflit israélo-palestinien » qui ne mène nulle part. Quelqu’un sait-il ce que Tony Blair, l’« envoyé officiel » du fameux Quartet (1) , fait à Jérusalem depuis 2007 ? Quiet, please. En attendant, on creuse.

On creuse même beaucoup à Jérusalem. Et ça ne facilite pas la circulation – surtout celle des idées. Les fouilles ne datent pas d’hier, puisque les premiers archéologues (européens) sont arrivés dans les années 1850. Avec une obsession, rappelle le chercheur Vincent Lemire dans son étude Jérusalem 1900, qui vient de paraître : retrouver la Bible. Et une victime collatérale : la ville « réelle ». Dès la fin du xixe siècle, raconte en effet Lemire, la ville contemporaine « est volontairement écartée pour tenter d’apercevoir "sous les pavés la Bible", c’est-à-dire sous la réalité urbaine quotidienne des habitants de Jérusalem les traces plus ou moins fantasmées de la ville antique ». C’était le temps des pionniers.

“Tu ne fouilleras point en vain”
D’autres archéologues leur ont succédé, attentifs à toutes les couches de Jérusalem – les périodes babylonienne, perse, hellène, romaine, croisée, ottomane, bref la Jérusalem tutti frutti. Mais une troisième génération sévit dans la ville ceinte : celle des archéo-sionistes purs et durs. De nouveaux « aventuriers de l’Arche perdue ». Ils ont inscrit un onzième commandement sur leurs tablettes : « Tu ne fouilleras point en vain. » Vaines, les fouilles qui ne relient pas en ligne directe la Jérusalem contemporaine à la cité de David et de Salomon, les fondateurs d’Israël (xe siècle av. J.-C.). Invalides, les couches intermédiaires, parce qu’elles soulignent la nature « hybride » de ces lieux trois fois saints : mise au service du politique, l’archéologie doit conforter la seule vérité prononçable pour les commanditaires de ces fouilles – Jérusalem est « la-capitale-éternelle-et-indivisible-de-l’Etat-d’Israël ».

Indivisible veut dire qu’elle ne saurait être partagée avec les Palestiniens. Parce qu’elle est le coeur battant d’Eretz Israel, le territoire « mythique », revendiqué par certains Israéliens au nom d’un droit divin que le droit international ne saurait contester. Le commanditaire des fouilles s’appelle Elad, une fondation visant à resserrer le lien sacré des Juifs avec la ville — toute la ville, la partie ouest évidemment, mais aussi le versant annexé en 1967 lors de la guerre des Six-Jours, que l’ONU considère occupé depuis quarante-cinq ans : Jérusalem-Est. Programmes éducatifs, tourisme orienté, achat de maisons dans les quartiers arabes pour y installer des colons et fouilles archéologiques : l’offensive d’Elad est massive. Et la fondation peut compter sur des alliés de poids. Le site Web officiel de la municipalité de Jérusa­lem, notamment, qui fait remonter l’origine du monde à tout juste 5 758 ans… et déroule sa chronologie de Jérusalem comme un copier-coller de la Bible.

Péplum kitschissime
Mais nulle part ce « court-circuit historique », comme l’appelle Lemire, n’est plus éclatant qu’à Silwan, un ancien village palestinien accroché au flanc est de la vieille ville. Ses maisons dévalent sur une pente abrupte jus­qu’au bas du vallon, avant de remonter de l’autre côté, serrées les unes contre les autres. A l’entrée de la rue principale, ce matin-là, une trentaine de jeunes – tous Israéliens – s’activent entre échafaudages et pierres colossales, dans une ambiance cool et bon enfant. Ils fouillent. Quoi ? « La Cité de David », indique un panneau. David, le rassembleur des douze tribus d’Israël. Le père de Salomon, bâtisseur du premier Temple. Bref, le fondateur de l’ancien Etat israélite. « C’est ici que tout a commencé ! » barytonne le film en 3D projeté avant la visite, péplum kitschissime revisité par un sous-De Mille.

Suivent trois heures de pérégrinations, sur les contreforts et dans les boyaux d’une citadelle fort ancienne, certes, mais qu’aucune inscription, hélas, ne permet d’identifier pour sûr. Ce qui laisse aux archéologues d’Elad une belle marge d’interprétation... et tous les raccords possibles avec la Bible. Ruthie, notre guide pétillante, ne se prive ni de l’une, ni des autres : « Comment le roi David a-t-il conquis la ville de Jérusalem ? demande-t-elle devant ces muets vestiges. La chose évidente à faire est d’ouvrir la Bible et de regarder si on y trouve une information qui peut nous aider. » Elle ouvre le deuxième livre de Samuel, chapitres 6 et 7 : « Le roi avec ses hommes marcha sur Jérusalem contre les habitants de la région, les Jébusites. On lui dit : "Tu n’entreras pas ici : les aveugles et les boiteux suffiront à te repousser." Mais David s’empara de la citadelle de Sion, qu’on appelle maintenant la cité de David. »

“Votre guide a un seul objectif :
que vous vous sentiez "dans" la Bible.”


L’archéologue Yonathan Mizrachi, membre de l’organisation Emek Shaveh (2) , nous attend à la sortie : « Rien ne permet d’affirmer sans risque que vous êtes sur les ruines de l’ancienne cité de David », rappelle-t-il. Rien ne dit non plus que ce n’est pas ça, rétorque-t-on. Une archéologue réputée, Eilat Mazar, a d’ailleurs tranché dans ce sens. « En archéologie, reprend Mizrachi, lorsqu’on n’a pas de preuve suffisante, on s’abstient justement de trancher. Il faudrait appeler cet endroit "la Jérusalem ancienne" et rappeler aux visiteurs que depuis l’époque de David d’autres populations ont vécu ici, des Babyloniens, des Romains... et évidemment des musulmans. Mais votre guide a un seul objectif : que vous vous sentiez "dans" la Bible, livre fondateur à la fois de la culture juive et de l’identité nationale israélienne. Si vous quittez le site convaincu que tout a commencé ici il y a trois mille ans, vous accepterez plus facilement l’idée que Jérusalem appartient au peuple juif – et à lui seul. »

On sort. L’année est 2013. Les rues défoncées sont celles de Silwan. Mal entretenues et un brin désertiques pour un quartier de 55 000 âmes, sans doute, mais... palestiniennes. Pour combien de temps ? – c’est la question. Car Elad ne se contente pas de financer les fouilles. La fondation a racheté une maison à mi-pente et y a installé plusieurs familles de colons. L’étoile de David flotte ainsi sur d’innombrables îlots de la ville arabe. On accuse Elad, et le millionnaire américain Irwin Moskowitz, grand argentier de la colonisation, de « judaïser » Jérusalem-Est et de saboter ses chances – fragiles – de devenir un jour la capitale d’un Etat palestinien ? Ils ne démentent pas. Ou du bout des lèvres.

“Si l’Histoire est avec eux, alors moi
je suis propriétaire en Andalousie”
Jawad Siyam, palestinien, de l’association de défense du quartier.

Car la reconquête est en marche, et ce n’est pas le gouvernement israélien qui va les gêner : deux jours plus tôt, on a envoyé les bulldozers devant la maison de la famille Shaqeer, à 300 mètres à peine de la « cité de David ». On a expulsé la famille, manu militari. Et démoli la maison. « Message reçu ! lâche Jawad Siyam, le principal animateur de l’association de défense du quartier, en contemplant le talus de terre retournée et les arbres arrachés, le gouvernement veut confisquer nos terres. Mais Silwan est palestinien ! Si l’Histoire est avec eux, alors moi je suis propriétaire en Andalousie... Le pire, c’est que cette " judaïsation" est suicidaire pour l’Etat d’Israël ! Chaque démolition renforce notre résistance… » Une pause, le temps de tirer sur sa cigarette, puis Jawad, seize arrestations et quatre mois et demi de prison depuis 2010, laisse tomber : « Je suis débile, ils le savent bien que ça renforce notre résistance. Ils n’attendent que ça, le dérapage… »

Paranoïa ? Il faut lire l’enquête de onze pages publiée fin janvier par le magazine New Yorker sur la poussée de l’extrême droite religieuse en Israël. Il est loin, le temps des fondateurs, le sionisme aux accents laïques et socialistes de Herzl et Ben Gourion, ferme sur la séparation de la Bible et de l’Etat et soucieux de maintenir de bonnes relations avec les Palestiniens. Naftali Bennett, le jeune leader du parti La Maison juive, est tout aussi intraitable – mais en sens inverse : « Je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour que [les Palestiniens] n’aient jamais d’Etat », lâche l’étoile montante de la vie politique israélienne, qui se bat pour le Grand Israël, celui qui s’étendra sur les deux rives du Jourdain et aura Jérusalem pour « capitale-éternelle-et-indivisible ». Un pays à l’ADN 100 % juif – sinon biologiquement, du moins politiquement. Dehors les Arabes.

Branches dures
On dira que La Maison juive n’a emporté que onze sièges aux dernières élections législatives, et que son leader visait mieux. C’est oublier qu’il a le vent en poupe, et que d’autres branches plus dures encore de sionisme religieux font dériver tout le bateau politique israélien, fort instable, vers les hauts fonds. « C’est surtout faire abstraction du fait que la question palestinienne et la solution à deux Etats ont été absentes de ces élections, ajoute Yonathan Mizrachi. Celles-ci n’ont porté que sur la baisse du pouvoir d’achat et du niveau de vie des Israéliens. Les négociations sont au point mort, et les Israéliens en ont pris leur parti. » Pas tous, certes.

De nombreux archéologues et historiens, comme Israel Finkelstein, les associations israéliennes Emek Shaveh ou Ir Amim (« La Cité des peuples »), qui tient un compte précis des nouvelles colonisations dans Jérusalem-Est, tentent de freiner la « biblisation » de la ville. Six anciens dirigeants du Shin Bet – les services secrets israéliens – ont même eu le courage de témoigner face caméra, dans un documentaire exceptionnel diffusé le 5 mars sur Arte (The Gatekeepers), qu’il n’existait, selon eux, qu’une option pour faire taire les armes : discuter. « Israël ne peut pas s’offrir le luxe de ne pas parler avec ses ennemis. Tant que ce sont eux qui ne veulent pas nous parler, nous n’avons pas le choix. Mais quand c’est nous qui ne voulons pas leur parler, nous commettons une erreur. »

“Cherche-t-on à créer
de la tension entre les différentes
communautés religieuses ?”

Une journaliste du magazine La Terre sainte

En attendant, on creuse. Et on casse. Fin décembre et début janvier, un double « attentat » archéologique a été commis contre les céramiques ottomanes du tombeau de David, tombeau fictif sans doute, mais parfait témoin de l’« hybridité » des lieux saints hiérosolymites (3) (il se trouve juste en dessous du Cénacle – où se tint la Cène). Un lieu, trois références religieuses... enfin deux, car les céramiques ont été pulvérisées à coups de marteau. Une perte « irréversible », et un suspect, un seul, qui a déclaré que ces mosaïques le gênaient dans ses prières... : « Quelques extrémistes voudraient-ils effacer les traces de l’islam dans ce qui est devenu un haut lieu du judaïsme ? se demandait au début du mois dernier la journaliste Marie-Armelle Beaulieu, du magazine La Terre sainte. Cherche-t-on à créer de la tension entre les différentes communautés religieuses afin de laisser inchangé le statu quo actuel ? »

S’il n’y avait que le tombeau de David… Mais le cimetière musulman de Mamilla, où sont enterrés, dit-on, de nombreux soldats de Saladin (qui reprit Jérusalem aux croisés en 1187), ne se porte pas très bien, lui non plus. Mamilla est, de peu, dans Jérusalem-Ouest. Mais « c’est aussi un Waqf, une donation faite par un particulier à une oeuvre pieuse ou charitable, souligne Vincent Lemire alors que nous entrons dans le site. Théoriquement, le bien offert est inaliénable et sacré. Mais les règles du droit israélien permettent bien des dérapages ». Une partie du cimetière a été rognée il y a des années pour faire place au parc de l’Indépendance. Une autre partie du terrain, au nord-ouest, a été annexée pour y construire un… musée de la Tolérance, pour l’heure caché derrière une double rangée de palissades surplombée de caméras. Enfin, il y a quelques jours, une dizaine de tombes ont été recouvertes d’inscriptions « le prix à payer », vengeance, sans doute, de colons extrémistes faisant suite à certaines décisions qu’ils jugent contraires à leurs intérêts.

Le temps de l’harmonie
« Il n’y aura pas de solution au conflit israélo-palestinien sans un accord sur la Ville sainte », rappelle Eran, jeune chercheur israélien membre de l’association Ir Amim. Aujourd’hui, chaque pelletée de terre enlevée dans la « cité de David » retombe sur les promesses d’accord. Chaque maison, chaque sépulture, chaque céramique démolie réduit en miettes les espoirs de voir, demain, la paix s’installer. « Fini les illusions », comme dit cyniquement Naftali Bennett. Il n’en a pas toujours été ainsi, pourtant. Jérusalem 1900 raconte, en s’appuyant sur des archives municipales encore méconnues, qu’il fut un temps où ses différentes communautés vivaient en harmonie. Pendant soixante-dix ans, du milieu des années 1860 à 1934, « une institution municipale intercommunautaire a fonctionné et a géré les affaires communes des habitants de Jérusalem ». Avant 1860 : pas de mairie. Après 1934, « le conseil municipal éclate en deux entités distinctes, l’une juive, l’autre arabe ». Entre les deux, un « partage des responsabilités municipales, qui fut imparfait, mais qui a bel et bien existé et résonne aujourd’hui étrangement à nos oreilles... » écrit Lemire. Il reste peut-être une chance à la ville des myopes, des borgnes et des aveugles : un « partage sans partition », qui verrait tous les Hiérosolymites partager les responsabilités sans couper la ville en deux. Mais, avant, il faudra recouvrer la vue…

Le 29 novembre dernier, l’Assemblée générale des Nations unies octroyait à la Palestine le rang d’Etat observateur non membre. La réplique du gouvernement israélien fut immédiate. Benyamin Netanyahou annonçait l’installation de nouvelles colonies de peuplement dans les zones sensibles — notamment le fameux plan E-1, qui pourrait signer la mort de la « Solution à deux Etats » ; le gel des recettes fiscales collectées par Israël au nom de l’Autorité palestinienne ; et le feu vert du gouvernement pour la construction de 6 600 nouveaux logements dans Jérusalem-Est. Depuis, chacun fait mine de s’agiter. « Bibi » Netanyahou a jusqu’au 28 février pour composer un gouvernement de coalition, après son succès en demi-teinte aux élections législatives. Barack Obama promet de relancer un processus de paix aujourd’hui dans l’impasse. Et, au Conseil de sécurité de l’ONU, une délégation d’Etats exhorte Israéliens et Palestiniens à reprendre au plus vite les négociations, « car 2013 sera une année décisive » et « les conséquences de l’inaction pourraient être terribles pour chacun ». Pendant ce temps-là, à Jérusalem...

Olivier Pascal-Moussellard - Télérama n° 3294 

Notes

(1) Le Quartet pour le Moyen-Orient, composé des Etats-Unis, de la Russie, de l’Union européenne et des Nations unies, réalise depuis 2002 une médiation dans le processus de paix israélo-palestinien.

(2) L’association Emek Shaveh s’efforce d’établir un lien entre l’archéologie et le conflit israélo-palestinien.

(3) De Jérusalem.

À lire

Jérusalem 1900, La ville sainte à l’âge des possibles, de Vincent Lemire, éd. Armand Colin, 254 p., 25 €.

Palestine et Palestiniens, Guide de voyage, éd. Groupe de tourisme alternatif, 468 p., 30 €.

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