Ça y est, enfin. Al-Jazira a mis un pied aux Etats-Unis. La chaîne du
Qatar vient d’acheter (pour 500 millions de dollars dit-on) Current TV,
une chaîne fondée en 2005 par le président Al Gore. Peu importe qu’elle
soit confidentielle, avec ses 40 000 téléspectateurs en soirée. Peu
importe même son contenu actuel : Al-Jazira compte de toute façon
l’arrêter et la rebaptiser « Al-Jeezira america », pour diffuser ses
propres programmes d’information continue, en anglais, au peuple
américain, dès 2013. Un rêve que la chaîne du Qatar poursuit depuis des
années. Un rêve que les Américains lui ont, jusqu’ici, avec grande
constance, refusé.
Al-Jazira, depuis 2006, diffuse en Anglais. Autrefois surnommée la
chaîne Ben Laden pour sa proximité (plus ou moins fantasmée) avec les
milieux islamistes, notamment Al-Qaida, elle s’est achetée une virginité
politique avec le printemps arabe. En quelques mois, elle est devenue
LA chaîne des porte-parole des révoltes populaires arabes, Wadah
Khanfar, le directeur de l’époque (lui-même proche du Hamas) avait alors
fait le tour des popotes audiovisuelles, aux Etats-Unis, pour trouver
diffuseur. En vain. A part quelques quelques villes, comme New-York,
Al-Jazira s’était vu fermer toutes les portes. Dans une lettre ouverte
le 31 janvier 2011, intitulée « Al Jazeera en anglais devrait être
accessible aux américains », Wadah Khanfar s’indignait de ce qu’il
appelait un « black out » : « Notre site en langue anglaise a explosé de
2000%, 60 % de notre trafic vient des Etats-Unis », expliquait-il. (…)
Des millions d’américains veulent regarder notre chaîne et mieux
comprendre notre région, et beaucoup trop parmi eux sont encore privés
de cette possibilité. »
Al-Jazira réussira t-elle son pari ? Saura t-elle sortir Current TV du
mouchoir de poche dans lequel elle stagne ? « La chaîne s’est certes
rapprochée de Washington depuis deux ans », note le chercheur Mohammed
El-Oifi. Chercheur à Sciences-po. Son directeur Wadah Khanfar a
d’ailleurs dû démissionner en 2012, après des révélations de Wikileaks
sur ses liens avec l’administration américaine. Mais l’image de la
chaîne reste sulfureuse outre-atlantique. Elle est proche des islamistes
dorénavant au pouvoir en Lybie, en Egypte ou en Tunisie, lesquels ne
sont pas franchement populaires outre-atlantique. Elle reste soupçonnée
par beaucoup d’être une chaîne de propagande anti-israélienne, sinon
anti-américaine. A l’annonce du rachat, le groupe Time Warner Cable,
l’un des opérateurs cable qui diffuse Current TV a d’ailleurs déclaré
illico qu’il abandonnerait la chaîne d’Al Gore.
Par ailleurs, le créneau des chaînes d’information continue est très
occupé aux Etats-Unis, mais Al-Jazira a su montrer son efficacité avec
un traitement professionnel mais différent des CNN, BBC World et autres
Fox News, en portant un regard non occidental sur l’actualité. Il y a
deux ans, lorsque nous étions allés enquêter sur la chaîne au Qatar,
plusieurs journalistes nous avaient dit : « Si un jour, nous réussissons
à créer une chaîne en français sur le territoire français, vous verrez
que nous ne traiterons pas vos banlieues de la même façon que les médias
français. » Le pari n’est pas gagné, mais avec des moyens financiers
importants, et plus de trois cents personnes employées sur le territoire
américain, il est n’est pas impossible que la chaîne « voix des sans
voix » , c’est son slogan, trouve son public, notamment parmi les
laissés-pour-compte du rêve américain. Ils sont nombreux.
(08 janvier 2013 - Télérama)
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