Des manifestants bahreïnis submergés de gaz lacrymogène tiré par les
forces de sécurité du royaume, lors d’un rassemblement dans un village
chiite, près de Manama, le 23 avril 2012. (© AL-WEFAQ MEDIA CENTRE / AFP)
**
Le fâcheux précédent tunisien, au cours duquel Michelle Alliot-Marie,
alors chef de la diplomatie française, avait proposé au régime de Ben
Ali le "savoir-faire" français en matière de sécurité pour mieux
maîtriser les manifestants, semble se répéter dans un autre pays touché
par le Printemps arabe : le royaume de Bahreïn. C’est en tout cas ce que
révèle Jean-Marc Manach sur son blog (1) Bug Brother du Monde.fr.
D’après ce journaliste, des agents antiémeute toxiques français
permettraient aux forces de sécurité bahreïnies de réprimer les
manifestants chiites de ce minuscule royaume du Golfe.
Lassée par une sous-représentation à la tête du pays, la majorité chiite
(à 70 %) de cet État de 1 230 000 habitants (dont 550 000 nationaux)
manifeste au quotidien depuis deux ans jour pour jour contre le pouvoir
sunnite dont il exige des élections libres et la fin des discriminations
à son encontre. Mais Manama a décidé d’employer la manière forte pour
étouffer toute velléité démocratique. Sur les 87 morts recensés depuis
février 2011, 43 seraient ainsi décédés des suites de leur exposition au
gaz lacrymogène, dont deux - un jeune garçon de huit ans et un
vieillard de 87 ans - encore récemment.
"Des grenades lacrymogènes ont été directement tirées sur les
contestataires, et jusqu’à l’intérieur de leur domicile", explique Reda
al-Fardan, militant bahreïni du site bahrainwatch.org, qui a publié les
photos de ces grenades. "Outre les projectiles américains et
britanniques, nombre de cartouches grises et reconnaissables à leur tête
rouge appartiennent à la même marque : le français Alsetex",
ajoute-t-il. "Un grand nombre de grenades lacrymogènes françaises
retrouvées place de la Perle (place centrale de Manama)", confirme
Aymeric Elluin, responsable de la campagne "Armes et Impunité" chez
Amnesty International. "Le problème est qu’elles sont mal utilisées par
les forces de sécurité bahreïnies, de sorte qu’elles tuent autant que
des armes à feu."
La marque française Alsetex, spécialiste de la "gestion démocratique des
foules" et qui a depuis pris le soin de supprimer de son site internet
les modèles incriminés, affirme être soumise à une obligation de
confidentialité tout en précisant que toute exportation à l’étranger est
soumise à une autorisation du gouvernement français. Du côté
gouvernemental, on assure que, "suite à l’affaire tunisienne,
l’exportation de l’ensemble des produits pour le maintien de l’ordre
vers Bahreïn a cessé le 17 février 2011", tout en rappelant que la
France a été parmi les premiers pays à prendre cette mesure unilatérale.
Pourtant, d’après le militant bahreïni Reda al-Fardan, "des gaz
lacrymogènes de marque Alsetex ont bel et bien été observés dans le pays
jusqu’à mars 2012". "Si de telles cartouches françaises ont été
retrouvées dans le royaume, il s’agit peut-être de stocks", indique-t-on
à Paris. D’après le chercheur Jean-Paul Burdy (2), professeur
d’histoire à l’Institut d’études politiques de Grenoble, ces cartouches
françaises pourraient provenir de pays tiers comme l’Arabie saoudite ou
le Qatar, membres avec Manama du Conseil de coopération du Golfe.
Personne n’a oublié qu’en plein coeur du Printemps de la Perle le
royaume avait fait appel à 1 000 soldats saoudiens et 500 émiratis pour
lui venir en aide. "Nos exportations de matériel de maintien de l’ordre
contiennent des clauses de non-réexportation, tout ne peut pas être
contrôlé", admet-on de source gouvernementale. Mais la mouture 2012 du
rapport annuel du Parlement français sur les exportations d’armes
françaises relance la suspicion autour de nouvelles ventes françaises de
gaz lacrymogène à Bahreïn après le 17 février 2011.
D’après ce document, la France a obtenu en 2011 neuf autorisations
d’exportation de matériel de guerre (AEMG) vers Bahreïn pour un montant
d’environ 17 millions d’euros, dont 421 000 euros concernent des agents
chimiques toxiques "antiémeute" de catégorie ML7. Pour Amnesty
International, cette dernière classification peut correspondre à du gaz
lacrymogène. Du côté gouvernemental, on assure au contraire qu’il s’agit
"uniquement de matériel d’alerte biologique et de détection chimique".
Le rapport 2012 fait également état de 16 millions d’euros d’AEMG de
type ML4 (missiles, roquettes, bombes) et de 500 000 euros d’AEMG de
classe ML5 (radar). "Il est problématique de vendre des armes à des
régimes dictatoriaux dont on sait qu’ils répriment leurs manifestants",
estime le député français Pouria Amirshahi, secrétaire de la commission
des Affaires étrangères de l’Assemblée nationale. À Paris, on rappelle
qu’aucun embargo sur les ventes d’armes de guerre ne vise Bahreïn et que
chaque matériel passe au préalable en "commission interministérielle
des exportations des matériels de guerre". "Le royaume n’est pas du tout
dans le même registre qu’un pays comme la Syrie, souligne-t-on. On
parle ici de maintien de l’ordre, pas de guerre civile."
"Bahreïn connaît depuis deux ans un état de guerre de faible intensité",
estime pourtant le chercheur Jean-Paul Burdy. "Les jeunes tiennent les
quartiers chiites de la conurbation de Manama, et la police ne peut y
pénétrer que par des coups de force." À en croire ce spécialiste du
royaume, qui se rend régulièrement à Bahreïn, les forces de l’ordre
agiraient par pure vengeance en ciblant délibérément l’intérieur des
domiciles et voitures des opposants, faute de pouvoir contenir les
manifestations quotidiennes qui se poursuivent.
Si l’ambassadeur de France pour les droits de l’homme, François Zimeray
s’est déplacé en décembre dans la monarchie du Golfe pour lui rappeler
qu’il ne faut pas incarcérer des militants pour des propos tenus sur
Twitter, ni des médecins parce qu’ils avaient soigné des manifestants,
l’ambassadeur de France en poste à Bahreïn, Christian Testot, a par la
suite assuré le royaume que la coopération entre les deux alliés n’était
pas remise en cause. Il ne faut pas oublier que le roi du Bahreïn a été
reçu en catimini par François Hollande à l’Élysée en août dernier pour
évoquer un renforcement de cette même coopération.
"On ne comprend pas les signaux divergents successivement envoyés à
Bahreïn par le gouvernement français, s’insurge le militant Reda
al-Fardan. Ce qui est sûr, c’est que Manama n’a aucune raison de mettre
fin à la répression lorsque le roi obtient du président français une
telle légitimité internationale." En août dernier, l’agence de presse
officielle BNA annonçait que les domaines futurs de coopération entre
les deux pays toucheraient la presse, la politique, l’éducation, la
culture, la technologie et la défense.
"Défense ne veut pas dire maintien de l’ordre", insiste-t-on à l’Élysée.
De son côté, le Quai d’Orsay indique qu’un haut comité de coordination
s’est récemment réuni en séance de travail pour identifier les futurs
domaines de collaboration. Le ministère des Affaires étrangères rappelle
également qu’un accord de coopération militaire lie déjà les deux pays
depuis 2009 dans le cadre des opérations de piraterie dans l’océan
Indien, mais également de la formation de la garde royale bahreïnie.
Celle-ci ne serait pourtant pas le seul corps armé qui bénéficie du
"savoir-faire" français.
Comme Le Point.fr le révélait en février 2011, les forces antiémeute de
Bahreïn, en action depuis le début du Printemps de la Perle, ont été
formées par des policiers français issus des compagnies républicaines de
sécurité (CRS), en vertu d’un accord de coopération en matière de
sécurité intérieure signé en novembre 2007 à Paris. À la Direction
générale de la police nationale, on assure que la dernière opération de
gestion démocratique des foules à Barheïn date de 2008.
"C’est une opération intéressante, car elle privilégie l’emploi d’armes
non létales, ce qui est un plus dans ces pays-là", indique une autre
source proche du dossier. "Le royaume de Bahreïn est connu pour faire un
usage excessif de la force depuis 2005", rappelle pour sa part Aymeric
Elluin, d’Amnesty International. "Et cela concerne à chaque fois l’usage
de grenades lacrymogènes."
(14-02-2013 - Armin Arefi)
(1) Bug Brother, blog du journaliste Jean-Marc Manach sur Le Monde.fr
(2) Jean-Paul Burdy, auteur du blog Questions d’Orient.
Lancé le 19 décembre 2011, "Si Proche Orient" est un blog d'information internationale. Sa mission est de couvrir l’actualité du Moyen-Orient et de l'Afrique du Nord avec un certain regard et de véhiculer partout dans le monde un point de vue pouvant amener au débat. "Si Proche Orient" porte sur l’actualité internationale de cette région un regard fait de diversité des opinions, de débats contradictoires et de confrontation des points de vue.Il propose un décryptage approfondi de l’actualité .
Inscription à :
Publier les commentaires (Atom)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire