Il y a deux ans, la blogueuse s’est battue pour l’avènement de la
démocratie. Aujourd’hui, elle lutte encore pour une Constitution
démocratique. Entretien.
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Dans la rue, les gens la reconnaissent. "Ils me disent : Hey, mais
t’es la fille qui travaille sur l’Assemblée constituante. Merci
beaucoup", raconte-t-elle, un large sourire scotché sur le visage. Amira
Yahyaoui, 28 ans, est la présidente et cofondatrice de l’ONG Al-Bawsala
(la boussole) qui vise à promouvoir la démocratie en Tunisie et qui
anime le projet Marsad militant pour la transparence au sein de
l’Assemblée constituante tunisienne. La petite équipe de l’ONG organise
inlassablement des débats entre citoyens et politiques.
Cyberactiviste, Amira avait rejoint, sous Ben Ali, le site satirique
TUNeZINE, fondé par son cousin Zouheir Yahyaoui, premier martyr du Web
en 2005. Depuis Paris, où elle est étudiante et exilée, la fille du juge
Mokhtar Yahyaoui - qui avait notamment adressé une lettre à Ben Ali
pour dénoncer l’absence d’indépendance de la justice - participe en 2010
à l’organisation de la manifestation contre la censure.
Après la chute de Ben Ali, Amira tente une incursion en politique. Elle
se présente aux élections de l’Assemblée constituante en tête de la
liste indépendante "Sawt Mostakel". Elle n’obtiendra aucun siège. Peu
importe. Invitée à représenter la société civile tunisienne au Forum de
Davos ou encore au Women’s Forum, elle reçoit en juin 2012 le prix
Trailblazer du Global Leadership Award pour son travail visant à
améliorer les droits des femmes et la participation des citoyens. Pour
le Point.fr, Amira Yahyaoui revient sur la situation en Tunisie, deux
ans après la révolution.
Quel bilan tirez-vous des deux ans écoulés ?
En terme de démocratisation, d’un point de vue politique et
gouvernemental, c’est toujours la catastrophe. Le 14 janvier dernier,
sur l’avenue Bourguiba, on a vu encore une fois cette logique de
propagande autour d’une date. Cela avait un arrière-goût de 7 novembre
(date du coup d’État de Ben Ali). Mais il y a des côtés positifs, comme
la transformation des gens. La peur des politiques n’existe plus, même
si la peur existe. Les gens ont peur de l’avenir. À Tunis, ils sont
terrorisés par les salafistes. Dans les régions, ils ont peur d’un
retour de l’ancien régime, de la corruption - qui n’est pas partie,
d’ailleurs. Mais les Tunisiens n’ont plus peur des politiques. Il y a
quelques jours, le ministre des Affaires étrangères s’est fait dégager
d’un restaurant à Sidi Bou Saïd. C’était inimaginable avant. Lorsqu’on
organise des débats entre citoyens et politiques, les gens demandent des
comptes. Ils commencent à s’approprier le pays. Et la liberté
d’expression est imposée par le peuple. Tout cela est nouveau et, je
pense, est la seule garantie qu’on a pour peut-être stopper un retour en
arrière. Mais il faut protéger cette culture parce qu’elle est encore
trop fragile.
Lors des débats sur la Constitution dans les régions, quelles sont les principales revendications des citoyens ?
Les gens se fichent complètement de la Constitution, pas parce qu’elle
n’est pas importante pour eux. En fait, ils ne se rendent pas compte à
quel point elle l’est. Ils ne comprennent pas l’intérêt d’un texte de
loi qui les protège. Cette année, le challenge de l’Assemblée
constituante est d’expliquer cela. Dans les régions, la première
problématique est d’ordre socio-économique. On ne parle pas des
questions identitaires. On n’a jamais vu de gens demander par exemple un
État islamique ou la charia. Mais, d’un autre côté, on n’a vu personne
vouloir l’égalité homme-femme. On va dans des régions défavorisées qui
souffrent de la saleté, de la qualité de l’eau, de l’accès à
l’électricité... Pour eux, la révolution est la même. Et deux ans plus
tard, ils demandent toujours plus de justice régionale et des droits
socio-économiques.
Durant les débats, c’est la misère sociale qui s’exprime, ce qui n’est
pas le cas dans la sphère politique ou médiatique. C’est choquant. Notre
but est de faire comprendre aux députés que la Constitution n’est pas
juste pour défendre - je vais être méchante - les droits et libertés des
riches, mais aussi les droits et libertés des pauvres. C’est-à-dire
l’accès aux soins, à l’Éducation, au transport, le droit de manifester,
la protection judiciaire, l’égalité judiciaire...
En 2012, les manifestations pour ou contre l’inscription de
la charia dans la Constitution, la défense de l’égalité homme-femme ou
la liberté d’expression se sont multipliées. Ces débats sont-ils clos ?
Non. Le bras de fer commence maintenant. C’est maintenant qu’il faut se
mobiliser. Cette année est décisive pour le futur de la Tunisie, pendant
les 50 prochaines années. Maintenant, les élus vont discuter les textes
en direct à la télévision, ce qui n’était pas le cas des travaux en
commission. Les Tunisiens vont comprendre ce qu’il se passe à
l’Assemblée et pouvoir s’approprier le débat. Par exemple, pour
l’égalité des sexes. En Tunisie, plus de 50 % des étudiants à
l’université sont des femmes. Dans les régions les plus reculées, les
femmes travaillent en tant que femmes de ménage ou autre, et les hommes
sont au café. On n’est pas dans un pays où l’argent vient de la terre ou
du sous-sol. La Tunisie est un pays pauvre où on est obligé de
travailler. Et comme c’est un pays de services, ce sont souvent les
femmes qui trouvent des emplois. Mais ce débat sur l’égalité des genres
reste un débat d’élite, alors que cela ne devrait pas l’être.
Comment l’élargir ?
Un exemple : pendant la manifestation du 13 août pour dénoncer l’article
sur la "complémentarité" (un projet d’article de la Constitution
finalement rejeté où les femmes étaient dites "complémentaires" et non
"égales" des hommes, NDLR), les femmes scandaient : "Nous ne sommes pas
des gardiennes de hammam !" Mais la majorité des femmes tunisiennes
pauvres occupent ce genre de fonction. Elles sont des "gardiennes de
hammam". Toutes ces femmes émancipées manifestaient pour réclamer leurs
droits en ignorant et en insultant la femme pauvre parce qu’elle est
voilée ou parce qu’elle a un foulard... Elles se coupent d’une partie de
la population. Or tant que la majorité de la population ne demande pas
la même chose, il n’y a aucune chance pour qu’elle passe.
Seulement l’élite a accès aux médias. Donc une petite manif de 5 000
personnes paraît énorme et représentative de tout le peuple tunisien.
Tant mieux dans ce cas. Mais concrètement, cela ne veut rien dire.
Maintenant que le débat va devenir public, les forces vont s’équilibrer.
Et celles qui se battent pour l’égalité des genres doivent réaliser
qu’elles sont minoritaires, car la modification de la loi sur l’héritage
dérange (aujourd’hui une femme n’hérite que de la moitié de ce dont
hérite un homme). Or, si l’homme et la femme sont égaux en droits et en
devoirs dans la Constitution, cela impliquera que n’importe qui pourra
attaquer les articles inégalitaires, comme celui sur l’héritage. Et
Al-Bawsala le fera. On avait proposé aux députés la liberté dans
l’héritage : en l’absence de testament, l’égalité s’applique. Certains
islamistes n’étaient pas contre. Mais le rapport des forces politiques
reprend le dessus...
Les députés d’Ennahda ont-ils la mainmise sur les décisions de l’Assemblée ?
Au contraire. Au début, les résultats aux élections de la constituante
ont donné la gueule de bois aux progressistes. Mais finalement, elle est
plutôt équilibrée. L’opposition peut faire passer des lois. En effet,
sur les thématiques des droits et libertés, les deux partis
progressistes, Ettakatol et une très grande partie du CPR (tous deux
membres de la coalition avec Ennahda, NDLR), votent avec l’opposition.
Finalement, Ennahda n’a pas du tout la majorité sur certains sujets.
Mais surtout, Ennahda a montré qu’il pouvait être divisé. C’est pour
cela que je suis optimiste sur la Constitution, même si je suis inquiète
de l’absentéisme. Il y a des articles de loi qui passent parce que tel
ou tel bord est absent. Dans la Constitution, seul le préambule me fait
peur. Il est très mauvais, très ambigu. Et il y a cette phrase : "En se
basant sur les principes de l’Islam..." C’est très dangereux. De ce
qu’on observe, la majorité à l’Assemblée est contre. Donc on pense
qu’elle devrait sauter.
Artistes et journalistes ont été attaqués et ont manifesté
pour défendre la liberté d’expression. Jusqu’à quel point est-elle
menacée ?
Elle est menacée à partir du moment où certains pensent à la limiter,
que ce soit par le sacré ou la sûreté de l’État. Je n’ai pas très peur
pour la liberté d’expression tant qu’il y a des gens comme Nawaat. On
s’est déjà battus. Mais l’affaire des caricatures de Charlie Hebdo en
France a été grave pour nous. Lors des caricatures du prophète au
Danemark, le gouvernement avait défendu la liberté d’expression et les
caricaturistes. Pour l’affaire de Charlie Hebdo, les journalistes
français se sont désolidarisés, tout comme le gouvernement qui parlait
presque de limiter la liberté d’expression. C’est très grave. Que cela
se passe en France, dans un pays où la liberté d’expression est
garantie, c’est mignon. Mais nous, ici, les islamistes disaient :
"Comment ? Vous, progressistes, vous ne défendez pas le sacré alors que
les Français le défendent ?" Quand on recule d’un mètre sur des concepts
de liberté dans les pays occidentaux, cela impacte notre démocratie en
devenir de 100 ou 200 mètres en arrière. Les seules personnes qui ont
défendu Charlie Hebdo en Tunisie étaient les militants anti-censure de
l’époque de Ben Ali. Tous les nouveaux démocrates ont reculé. Au premier
test, tout le monde est tombé.
Autre exemple, plus récent : le mariage pour tous. La France est un pays
laïque qui veut pourtant que le mariage reste dans le concept de la
religion. Nos chers conservateurs nous disent : "Regardez, même chez les
laïques, ils appliquent des concepts religieux dans leur loi et ils ne
peuvent pas changer de loi parce que la religion l’interdit." Ces
arguments nous affaiblissent dans la Constitution, alors que nous nous
battons pour des concepts universels des droits de l’homme.
(18 janvier 2013 - Propos recueillis par Julie Schneider )
Lancé le 19 décembre 2011, "Si Proche Orient" est un blog d'information internationale. Sa mission est de couvrir l’actualité du Moyen-Orient et de l'Afrique du Nord avec un certain regard et de véhiculer partout dans le monde un point de vue pouvant amener au débat. "Si Proche Orient" porte sur l’actualité internationale de cette région un regard fait de diversité des opinions, de débats contradictoires et de confrontation des points de vue.Il propose un décryptage approfondi de l’actualité .
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