samedi 19 janvier 2013

Tunisie : "Le bras de fer commence maintenant." ( Amira Yahyaoui )

Il y a deux ans, la blogueuse s’est battue pour l’avènement de la démocratie. Aujourd’hui, elle lutte encore pour une Constitution démocratique. Entretien.

**

Dans la rue, les gens la reconnaissent. "Ils me disent : Hey, mais t’es la fille qui travaille sur l’Assemblée constituante. Merci beaucoup", raconte-t-elle, un large sourire scotché sur le visage. Amira Yahyaoui, 28 ans, est la présidente et cofondatrice de l’ONG Al-Bawsala (la boussole) qui vise à promouvoir la démocratie en Tunisie et qui anime le projet Marsad militant pour la transparence au sein de l’Assemblée constituante tunisienne. La petite équipe de l’ONG organise inlassablement des débats entre citoyens et politiques.
Cyberactiviste, Amira avait rejoint, sous Ben Ali, le site satirique TUNeZINE, fondé par son cousin Zouheir Yahyaoui, premier martyr du Web en 2005. Depuis Paris, où elle est étudiante et exilée, la fille du juge Mokhtar Yahyaoui - qui avait notamment adressé une lettre à Ben Ali pour dénoncer l’absence d’indépendance de la justice - participe en 2010 à l’organisation de la manifestation contre la censure.
Après la chute de Ben Ali, Amira tente une incursion en politique. Elle se présente aux élections de l’Assemblée constituante en tête de la liste indépendante "Sawt Mostakel". Elle n’obtiendra aucun siège. Peu importe. Invitée à représenter la société civile tunisienne au Forum de Davos ou encore au Women’s Forum, elle reçoit en juin 2012 le prix Trailblazer du Global Leadership Award pour son travail visant à améliorer les droits des femmes et la participation des citoyens. Pour le Point.fr, Amira Yahyaoui revient sur la situation en Tunisie, deux ans après la révolution.

Quel bilan tirez-vous des deux ans écoulés ?
En terme de démocratisation, d’un point de vue politique et gouvernemental, c’est toujours la catastrophe. Le 14 janvier dernier, sur l’avenue Bourguiba, on a vu encore une fois cette logique de propagande autour d’une date. Cela avait un arrière-goût de 7 novembre (date du coup d’État de Ben Ali). Mais il y a des côtés positifs, comme la transformation des gens. La peur des politiques n’existe plus, même si la peur existe. Les gens ont peur de l’avenir. À Tunis, ils sont terrorisés par les salafistes. Dans les régions, ils ont peur d’un retour de l’ancien régime, de la corruption - qui n’est pas partie, d’ailleurs. Mais les Tunisiens n’ont plus peur des politiques. Il y a quelques jours, le ministre des Affaires étrangères s’est fait dégager d’un restaurant à Sidi Bou Saïd. C’était inimaginable avant. Lorsqu’on organise des débats entre citoyens et politiques, les gens demandent des comptes. Ils commencent à s’approprier le pays. Et la liberté d’expression est imposée par le peuple. Tout cela est nouveau et, je pense, est la seule garantie qu’on a pour peut-être stopper un retour en arrière. Mais il faut protéger cette culture parce qu’elle est encore trop fragile.

Lors des débats sur la Constitution dans les régions, quelles sont les principales revendications des citoyens ?
Les gens se fichent complètement de la Constitution, pas parce qu’elle n’est pas importante pour eux. En fait, ils ne se rendent pas compte à quel point elle l’est. Ils ne comprennent pas l’intérêt d’un texte de loi qui les protège. Cette année, le challenge de l’Assemblée constituante est d’expliquer cela. Dans les régions, la première problématique est d’ordre socio-économique. On ne parle pas des questions identitaires. On n’a jamais vu de gens demander par exemple un État islamique ou la charia. Mais, d’un autre côté, on n’a vu personne vouloir l’égalité homme-femme. On va dans des régions défavorisées qui souffrent de la saleté, de la qualité de l’eau, de l’accès à l’électricité... Pour eux, la révolution est la même. Et deux ans plus tard, ils demandent toujours plus de justice régionale et des droits socio-économiques.
Durant les débats, c’est la misère sociale qui s’exprime, ce qui n’est pas le cas dans la sphère politique ou médiatique. C’est choquant. Notre but est de faire comprendre aux députés que la Constitution n’est pas juste pour défendre - je vais être méchante - les droits et libertés des riches, mais aussi les droits et libertés des pauvres. C’est-à-dire l’accès aux soins, à l’Éducation, au transport, le droit de manifester, la protection judiciaire, l’égalité judiciaire...

En 2012, les manifestations pour ou contre l’inscription de la charia dans la Constitution, la défense de l’égalité homme-femme ou la liberté d’expression se sont multipliées. Ces débats sont-ils clos ?
Non. Le bras de fer commence maintenant. C’est maintenant qu’il faut se mobiliser. Cette année est décisive pour le futur de la Tunisie, pendant les 50 prochaines années. Maintenant, les élus vont discuter les textes en direct à la télévision, ce qui n’était pas le cas des travaux en commission. Les Tunisiens vont comprendre ce qu’il se passe à l’Assemblée et pouvoir s’approprier le débat. Par exemple, pour l’égalité des sexes. En Tunisie, plus de 50 % des étudiants à l’université sont des femmes. Dans les régions les plus reculées, les femmes travaillent en tant que femmes de ménage ou autre, et les hommes sont au café. On n’est pas dans un pays où l’argent vient de la terre ou du sous-sol. La Tunisie est un pays pauvre où on est obligé de travailler. Et comme c’est un pays de services, ce sont souvent les femmes qui trouvent des emplois. Mais ce débat sur l’égalité des genres reste un débat d’élite, alors que cela ne devrait pas l’être.

Comment l’élargir ?
Un exemple : pendant la manifestation du 13 août pour dénoncer l’article sur la "complémentarité" (un projet d’article de la Constitution finalement rejeté où les femmes étaient dites "complémentaires" et non "égales" des hommes, NDLR), les femmes scandaient : "Nous ne sommes pas des gardiennes de hammam !" Mais la majorité des femmes tunisiennes pauvres occupent ce genre de fonction. Elles sont des "gardiennes de hammam". Toutes ces femmes émancipées manifestaient pour réclamer leurs droits en ignorant et en insultant la femme pauvre parce qu’elle est voilée ou parce qu’elle a un foulard... Elles se coupent d’une partie de la population. Or tant que la majorité de la population ne demande pas la même chose, il n’y a aucune chance pour qu’elle passe.
Seulement l’élite a accès aux médias. Donc une petite manif de 5 000 personnes paraît énorme et représentative de tout le peuple tunisien. Tant mieux dans ce cas. Mais concrètement, cela ne veut rien dire. Maintenant que le débat va devenir public, les forces vont s’équilibrer. Et celles qui se battent pour l’égalité des genres doivent réaliser qu’elles sont minoritaires, car la modification de la loi sur l’héritage dérange (aujourd’hui une femme n’hérite que de la moitié de ce dont hérite un homme). Or, si l’homme et la femme sont égaux en droits et en devoirs dans la Constitution, cela impliquera que n’importe qui pourra attaquer les articles inégalitaires, comme celui sur l’héritage. Et Al-Bawsala le fera. On avait proposé aux députés la liberté dans l’héritage : en l’absence de testament, l’égalité s’applique. Certains islamistes n’étaient pas contre. Mais le rapport des forces politiques reprend le dessus...

Les députés d’Ennahda ont-ils la mainmise sur les décisions de l’Assemblée ?
Au contraire. Au début, les résultats aux élections de la constituante ont donné la gueule de bois aux progressistes. Mais finalement, elle est plutôt équilibrée. L’opposition peut faire passer des lois. En effet, sur les thématiques des droits et libertés, les deux partis progressistes, Ettakatol et une très grande partie du CPR (tous deux membres de la coalition avec Ennahda, NDLR), votent avec l’opposition. Finalement, Ennahda n’a pas du tout la majorité sur certains sujets. Mais surtout, Ennahda a montré qu’il pouvait être divisé. C’est pour cela que je suis optimiste sur la Constitution, même si je suis inquiète de l’absentéisme. Il y a des articles de loi qui passent parce que tel ou tel bord est absent. Dans la Constitution, seul le préambule me fait peur. Il est très mauvais, très ambigu. Et il y a cette phrase : "En se basant sur les principes de l’Islam..." C’est très dangereux. De ce qu’on observe, la majorité à l’Assemblée est contre. Donc on pense qu’elle devrait sauter.

Artistes et journalistes ont été attaqués et ont manifesté pour défendre la liberté d’expression. Jusqu’à quel point est-elle menacée ?
Elle est menacée à partir du moment où certains pensent à la limiter, que ce soit par le sacré ou la sûreté de l’État. Je n’ai pas très peur pour la liberté d’expression tant qu’il y a des gens comme Nawaat. On s’est déjà battus. Mais l’affaire des caricatures de Charlie Hebdo en France a été grave pour nous. Lors des caricatures du prophète au Danemark, le gouvernement avait défendu la liberté d’expression et les caricaturistes. Pour l’affaire de Charlie Hebdo, les journalistes français se sont désolidarisés, tout comme le gouvernement qui parlait presque de limiter la liberté d’expression. C’est très grave. Que cela se passe en France, dans un pays où la liberté d’expression est garantie, c’est mignon. Mais nous, ici, les islamistes disaient : "Comment ? Vous, progressistes, vous ne défendez pas le sacré alors que les Français le défendent ?" Quand on recule d’un mètre sur des concepts de liberté dans les pays occidentaux, cela impacte notre démocratie en devenir de 100 ou 200 mètres en arrière. Les seules personnes qui ont défendu Charlie Hebdo en Tunisie étaient les militants anti-censure de l’époque de Ben Ali. Tous les nouveaux démocrates ont reculé. Au premier test, tout le monde est tombé.
Autre exemple, plus récent : le mariage pour tous. La France est un pays laïque qui veut pourtant que le mariage reste dans le concept de la religion. Nos chers conservateurs nous disent : "Regardez, même chez les laïques, ils appliquent des concepts religieux dans leur loi et ils ne peuvent pas changer de loi parce que la religion l’interdit." Ces arguments nous affaiblissent dans la Constitution, alors que nous nous battons pour des concepts universels des droits de l’homme.

(18 janvier 2013 - Propos recueillis par Julie Schneider )

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire